Template: single.php

Conférence des ambassadeurs

La forge de la diplomatie

Hans-Dieter Heumann

Annalena Baerbock et Subrahmanyam Jaishankar le 10 septembre à Berlin (Copyright: Imago)

17 septembre 2024

La guerre contre l’Ukraine et le conflit israélo-palestinien ont remis la diplomatie au premier plan. En Allemagne, la question d’une paix négociée a été l’un des marqueurs forts des élections régionales en Thuringe et en Saxe. Elle le sera probablement aussi lors des élections dans le Brandebourg. Entre mythe et réalité : quel rôle la diplomatie peut-elle jouer dans un monde en plein affolement ?

Quelle contribution la diplomatie peut-elle apporter à la résolution des crises actuelles ? Qui fait de la diplomatie, qui sont les diplomates ? C’est à cette question que la conférence des ambassadeurs, rendez-vous incontournable de la rentrée politique en France et Allemagne, se propose chaque année d’apporter une réponse.

La BoKo (Botschafterkonferenz) s’est réunie la semaine dernière à Berlin. Pendant quatre jours, les chefs de plus de 200 représentations étrangères ont pu échanger directement avec la ministre des Affaires étrangères, les secrétaires d’État et les chefs de service. On entend souvent dire que la diplomatie se fait au plus haut niveau de l’État. Mais qui prépare les échanges et sur la base de quelles informations ? Les diplomates sont les « yeux et les oreilles » de l’Allemagne dans le monde. Contrairement à ce qui a été expliqué ces dernières années, leur importance n’a pas diminué, bien au contraire : elle est allée croissant.

Le Président et ses « administrateurs »

En France, la conférence des ambassadeurs a été cette année annulée, pour la première fois depuis sa création en 1993 (à l’exception des années COVID). La décision a été justifiée par l’organisation synchrone des Jeux paralympiques. Mais au Quai, certains pensent qu’il faut plutôt y voir une preuve du désintérêt qu’Emmanuel Macron porte à cette grand-messe : le « divorce » entre le ministère français des Affaires étrangères et l’Élysée serait ainsi consommé. On imagine le malaise des diplomates français à l’égard d’un président qui au cours des dernières années n’a pas hésité à lancer de grandes initiatives sans concertation préalable avec ses ambassadeurs (et parfois même ses conseillers). Nombre d’entre eux ont le sentiment d’avoir été déclassés, qui plus est depuis que la réforme du corps diplomatique (17 avril 2022) en a fait des « administrateurs de l’État » : « c’est le seau qui fait déborder le Quai », avait déclaré l’un d’entre eux pour justifier le mouvement de grève (inédit) que la profession avait lancé dans la foulée.
La grande différence entre la diplomatie française et allemande est qu’en France, la diplomatie est considérée comme faisant partie du « domaine réservé » du Président. En Allemagne, le ministère des Affaires étrangères et la Chancellerie fédérale sont plutôt sur un pied d’égalité. Il n’en reste que les deux sont souvent en situation de concurrence, ce qui a d’ailleurs empêché la création d’un Conseil de sécurité nationale. S’ajoute à cela le fait que le chancelier et le ministre des Affaires étrangères appartiennent traditionnellement à des partis différents. En Allemagne, les partis jouent un rôle de premier plan – contrairement à ce que l’on connait du système français. C’est ce qui explique pourquoi la politique intérieure occupe une place à ce point importante dans la fabrique de la politique étrangère. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la « politique intérieure étrangère » a été l’un des grands sujets abordés cette année à Berlin.

Négocier avec la Russie ?

Copyright: Depositphoto

Existe-t-il une sorte de partage du travail entre l’Auswärtiges Amt et la Chancellerie sur les questions clés de la politique étrangère ? La menace que la Russie fait peser sur la sécurité en Europe et la guerre qu’elle mène contre l’Ukraine étaient certes au programme de la BoKo mais c’est le chancelier qui a tenu le haut du pavé en proposant la tenue rapide d’une conférence de paix avec la Russie. Ce faisant, il a oublié de mentionner qu’il ne pourra pas y avoir de paix juste aussi longtemps que l’Ukraine ne sera pas dans une position de force. C’est justement la raison pour laquelle les États-Unis et le Royaume-Uni envisagent de d’autoriser l’emploi de leurs missiles longue portée contre la Russie. Le gouvernement allemand, quant à lui, reste campé sur ses positions concernant la livraison du Taurus. L’opposition voit dans cette politique la fin de la Zeitenwende. Les ambassadeurs réunis à la BoKo ont certes discuté de ces questions avec leurs collègues de Kiev et l’ambassadeur Oleksij Makejew, ils ont toutefois également longtemps échangé sur les questions en lien avec la reconstruction du pays et les investissements qu’elle imposera.

L’Allemagne comme médiateur ?

Annalena Baerbock a fait du conflit en Israël sa priorité. Elle s’est d’ailleurs rendue dans la région juste avant la BoKo, pour la onzième fois depuis sa prise de fonction. Les étapes de son déplacement – Israël, Arabie saoudite, Jordanie, Autorité palestinienne – témoigne de son approche stratégique, les partenaires rencontrés ayant un rôle central à jouer dans la reconstruction d’un ordre de paix et de sécurité du reste également mis à mal par l’opposition Israël-Iran et le rapprochement entre Riyad et Tel-Aviv. Si à l’avenir l’Allemagne devait endosser un rôle de médiateur dans la région, le mérite en reviendrait en grande partie à Annalena Baerbock. La ministre reconnaît l’« ambiguïté » entre, d’une part, le droit d’Israël à se défendre et d’autre part la critique des violations des droits de l’homme et du droit international. C’est justement cette position qui lui donne de la crédibilité dans la région.

L’Inde face au « monde occidental »

L’irruption de la géopolitique dans la mondialisation accentue la multipolarisation du monde. L’Europe n’a d’autre choix que de s’affirmer dans la compétition sino-américaine. Elle a ses propres intérêts qui ne sont pas les mêmes que ceux des États-Unis. L’Allemagne et l’Europe ne veulent pas entendre parler d’une politique de découplage vis-à-vis de la Chine. Sur ce point, les diplomates réunis à Berlin partagent une même ligne. Le pays a plutôt besoin de partenaires forts, dans l’Indopacifique notamment. L’Inde pourrait à ce titre faire contrepoids à la Chine et permettre à Berlin de se diversifier. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard sur le ministre indien des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, était cette année l’invité d’honneur de la conférence.
Sur le podium, les ambassadeurs allemands en poste à New Delhi et à Pékin étaient sur un pied d’égalité. L’Europe se doit de respecter la politique de non-alignement traditionnellement pratiquée par l’Inde. Les importations de pétrole bon marché ne rendent pas pour autant le pays dépendant de la Russie. La visite récente de Modi en Ukraine l’a clairement démontré. La rivalité avec la Chine justifie à elle seule le rapprochement de New Delhi avec le « monde occidental ». C’est ce qui explique aussi pourquoi le président Macron s’y est rendu début 2024, réaffirmant au passage l’importance du partenariat stratégique entre les deux pays.

Discours d’ouverture de la ministre Baerbock (Copyright: Hans-Dieter Heumann)

La souveraineté européenne, une nécessité

La question de savoir comment renforcer l’Europe a été le fil conducteur de la BoKo. Le concept de souveraineté européenne n’est certes pas apprécié en Allemagne. L’idée a toutefois fait son chemin, du moins au sein de l’Auswärtiges Amt. En ce sens, le rapport sur le futur de la compétitivité européenne de Mario Draghi est arrivé à point nommé. Les diplomates sont pleinement conscients du fait qu’il est nécessaire d’investir massivement dans les technologies de pointe et la défense afin de garantir à l’Europe sa capacité d’action. Mais cela passe également par des réformes telles que le passage au vote à la majorité qualifiée, ainsi que l’a souligné la ministre son discours d’ouverture. Le constat n’est pas nouveau mais il s’impose de plus en plus comme une nécessité.

Ce sont aujourd’hui les États membres qui donnent la cadence en Europe. Mais force est de constater que le plus grand pays de l’Union évite soigneusement la question du leadership. Dans le même temps, l’Allemagne soupçonne la France de vouloir diriger l’Europe. Pourtant, c’est du moins ainsi que nous l’avons compris, le (premier) discours de la Sorbonne était une offre à la chancelière d’exercer un leadership partagé. Angela Merkel n’y a pas répondu. L’histoire de l’intégration européenne montre néanmoins clairement que l’Europe n’avance que si l’Allemagne et la France prennent les devants. La guerre contre l’Ukraine a modifié les équilibres en Europe. La Pologne occupe désormais une position stratégique, de la même manière que l’Allemagne durant guerre froide. Son armée comptera bientôt parmi les plus puissantes d’Europe. Le gouvernement de Tusk suit une ligne clairement pro-européenne. Dans son discours d’ouverture, Annalena Baerbock a parlé du « Triangle de Weimar » comme d’un acteur clé dans la mise en place des réformes visant à renforcer la capacité d’action de l’Europe. Est-ce là la réponse à la question du leadership en Europe ?

L’auteur

L’auteur (Copyright: Hans-Dieter Heumann)

Ancien ambassadeur d’Allemagne, Hans-Dieter Heumann a été président de la Bundesakademie für Sicherheitspolitik de 2011 à 2015. Il est aujourd‘hui chercheur associé au Center for Advanced Security, Strategic and Integration Studies (Université de Bonn). Heumann est également le biographe de Hans-Dietrich Genscher, ministre allemand des Affaires étrangères de 1974 à 1992.

Ecrire un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Social media & sharing icons powered by UltimatelySocial