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Le Forum Humboldt

Ouverture sur fond de polémique

Adrienne Rey

Les façades sud et est du château de Berlin reconstruit ; au fond, à droite, la cathédrale de Berlin sur l’île aux Musées, © SHF / photo : Christoph Musiol

20 juillet 2021

Vaste espace muséal dédié aux cultures du monde, le Forum Humboldt dans le château de Berlin reconstruit a enfin ouvert ses portes – avec six expositions simultanées.

Projet titanesque de plus de 680 millions d’euros, il a suscité en Allemagne l’un des débats culturels les plus animés de ces dernières années.

« Digne des bureaux d’une boîte d’assurance », « trop étroit », « une salle des sculptures complètement absurde », « un système de chauffage et d’air conditionné déjà vétuste»…La Presse allemande n’a pas manqué de qualificatifs pour décrire le projet du Forum Humboldt, lui reprochant notamment son manque de goût architectural et ses erreurs cosmétiques.

Débat sur le pillage colonial 

La polémique est née avant même le début des travaux en 2013. Les retards se sont ensuite accumulés avec multiples reports de l’ouverture à la clef. Cela vaudra au musée d’être comparé à la grande Arlésienne locale, le BER, l’aéroport international Willy-Brandt de Berlin-Brandebourg dont le premier terminal est ouvert en 2020, après 14 ans de travaux et 29 ans après le lancement officiel du projet !

Mais c’est le bien-fondé de l’institution muséale elle-même que remettent en question les critiques les plus féroces. Les historiens Jürgen Zimmerer et Bénédicte Savoy n’ont ainsi pas hésité à comparer le Forum Humboldt à un « Disneyland Prussien » et à « Tchernobyl », estimant que le musée recouvrait d’une chape de plomb symbolique les crimes et les pillages coloniaux qui auront permis de constituer ses fonds.

Foyer avec cosmographe, © SHF / photo : Alexander Schippel

Le symbole d’une dynastie impérialiste

C’est en 1415 que la dynastie des Hohenzollern s’installe sur l’ancienne île de Cölln, l’une des deux villes noyaux qui donneront naissance au Berlin moderne. Leur château servira de demeure aux rois de Prusse jusqu’à la chute de Guillaume II en 1918. Pour autant, il allait continuer de marquer l’histoire de la ville…

Fortement endommagé par les bombardements alliés, symbole de l’ancienne monarchie prussienne, le château est rasé par le gouvernement communiste de RDA en 1950. 26 ans plus tard, c’est son emplacement qui est choisi pour la construction de l’imposant Palast der Republik qui devient le parlement est-allemand assorti d’un grand centre culturel. Rempli d’amiante et considéré par certains comme l’un des derniers vestiges communistes, la destruction du Palais est votée en 2002, non sans susciter une importante vague de protestations. Après des années de tergiversations et de débats en tout genre, le Bundestag décide de procéder à la reconstruction du château de Berlin, projet adopté par 384 voix contre 133.

« Fallait-il reconstruire un château, symbole de la puissance coloniale de la dynastie des Hohenzollern dans une ville qui se targue d’être si cosmopolite ? » s’interroge dans les colonnes du Neue Zürcher Zeitung l’historien des idées Jürgen Grosse. Si pour certains, la reconstruction est perçue comme un geste réactionnaire ou archaïsant, pour d’autres, il s’agit d’un retour aux sources, d’une réparation des soubresauts de l’Histoire. De plus, pour marquer l’entrée du château dans le 21e siècle, la façade Est faisant face à la Spree est d’inspiration moderne. Répondant par contrastes aux autres façades baroques de l’édifice, certains y voient comme un trait d’union pour réconcilier les époques.

La pirogue de la discorde

Si l’emplacement d’un musée dédié aux cultures du monde dans un ancien château a pu être vu comme une provocation impérialiste, l’installation sur le dôme dudit bâtiment d’une croix chrétienne a fini de mettre le feu aux poudres. Affublé le Forum Humboldt d’un symbole religieux, ne serait-ce pas faire affront à la pluralité des cultures et des arts qui y sont exposés ? La polémique a ainsi relancé le débat sur la nécessaire restitution des acquisitions coloniales et le pillage des œuvres d’art non occidentales.

Parmi les objets qui ont fait couler beaucoup d’encre, la pirogue de Luf, une île rattachée à l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, devrait être une des pièces phares de l’exposition permanente. Véritable prouesse technique, l’embarcation longue de 16 mètres pouvait transporter jusqu’à 50 personnes et n’a requis aucun clou pour sa construction. Richement parée, elle est l’une des illustrations les plus frappantes du savoir-faire et de l’artisanat des anciens peuples de Polynésie. Passée colonie allemande, l’île de Luf fut le théâtre d’une sanglante expédition punitive ordonnée par Bismarck en 1882. Les habitations et les navires seront détruits et la quasi-totalité des 400 habitants de l’île trouveront la mort…

La pirogue de Luf, © SBK / photo : Stefan Müchler

Dans son livre : Das Prachtboot : Wie Deutsche die Kunstschätze der Südsee raubten (Comment les Allemands ont pillé les mers du Sud), l’historien Götz Aly raconte les exactions coloniales, le pillage organisé, le travail forcé dans les plantations de cocotiers.Il balaie d’un revers de main le scénario « officiel » qui voudrait que le bateau ait été acquis lors d’un commerce de « curiosités » qualifié de légal. Plus encore, il estime que l’acquisition du bateau par le musée ethnologique de Dahlem (qui constitue l’un des fonds du Forum Humboldt) au début du 20e siècle est le fruit d’un « génocide indirect » ayant conduit à l’anéantissement d’une culture insulaire.

Les bronzes du Bénin

La polémique sur le passé colonial ne s’arrête pas là. Peu avant la date d’ouverture prévue, le Nigéria réclame que lui soit restituée une collection de bronzes du Bénin. Ces sculptures, façonnées par le peuple Edo vers le 17e siècle, ornaient le palais royal de l’Oba avant d’être pillées en 1897 lors d’une expédition commandée par les Britanniques. Aujourd’hui conservés pour la plupart au British Museum, les bronzes du Bénin sont au centre d’un débat et d’une réflexion sur la question de l’art colonial. Leur présence dans le Forum Humboldt, réplique partielle de l’ancienne résidence des empereurs allemands, avait donc de quoi questionner…

Fin avril, la ministre de la Culture Monika Grütters a répondu à la polémique en annonçant un retour « substantiel » des bronzes dans leur pays d’origine à partir de 2022. Un bon nombre devrait ainsi trouver place dans le futur musée d’Edo pour l’Art ouest-africain (ouverture programmée en 2025 à Bénin City). Pour autant, lors de l’inauguration du Forum Humboldt, Monika Grütters a tenu à saluer un « musée d’un type nouveau » où les cultures dialoguent entre elles, point de départ d’une réflexion sur le passé colonial et la responsabilité historique de l’Allemagne.

Au carrefour des cultures

Autant dire qu’avant même son ouverture prévue à la mi-juillet (le musée a ouvert virtuellement ses portes en décembre dernier), le Forum Humboldt a dû essuyer des critiques à répétition. Son directeur Hartmut Dorgerloh s’en est longtemps entretenu auprès d’Artnet, la plateforme en ligne destinée au marché international de l’art : « La provenance des œuvres ne doit plus souffrir d’aucune ambiguïté, notamment en ce qui concerne nos stocks les plus problématiques, comme les bronzes du Bénin. » Il assure par ailleurs que le pillage colonial sera au cœur de la présentation de ces œuvres au moyen, entre autres, d’un imposant mur multimédia abordant à travers témoignages et interviews, les différents aspects historiques.

Projection sur la façade est du Forum Humboldt à l‘occasion du 250e anniversaire d‘Alexander von Humboldt en 2019, © SHF / photo : David von Becker

Paradoxalement, c’est peut-être là l’une des raisons d’être de cette institution culturelle qu’Hartmut Dorgerloh souhaite d’un nouveau genre : « Nous ne sommes pas un musée, mais un forum. Notre programme se fonde sur trois grands piliers : des expositions muséales classiques, mais également des activités culturelles (théâtre, littérature, cinéma, arts de la scène) ainsi qu’une mission pédagogique. » En tant que lieu de partage et d’enseignement, le Forum Humboldt s’adresse aussi au jeune public. De juillet 2021 à mars 2022, l’exposition « Nimm Platz! » (« Prends place ! ») s’adresse directement aux enfants en leur offrant un espace d’exploration et de découverte de toutes les cultures.

600 ans après sa construction, le château de Berlin se réinvente, aspirant, selon les propres mots de son directeur, à devenir : « un espace ouvert, un lieu de débats où se pense l’avenir mais également un lieu de contrastes où se reflètent les contradictions de l’époque et la diversité de notre société ».

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