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Babylon Berlin

Au cœur de l’Histoire allemande

Adrienne Rey

Répétition de danse sur le tournage de « Dämonen der Leidenschaft » dans les studios de Babelsberg, © Frédéric Batier/X Filme Creative Pool/ARD Degeto/WDR/Sky/Beta Film 2019

31 décembre 2021

Digne d’une superproduction américaine, la série TV Babylon Berlin connaît un grand succès. Vaste fresque labyrinthique, elle nous fait revivre avec justesse et un grand souci du détail certaines des pages les plus tourmentées de l’Histoire et de la culture allemande.

Série de tous les superlatifs, Babylon Berlin reste à ce jour la production télévisuelle la plus chère d’Allemagne, avec un budget de 40 millions d’euros. Pas moins de 3000 rôles et 5000 figurants se sont retrouvés lors des 190 jours de tournage sous la direction de trois réalisateurs : Henk Handloegten, Achim von Borries et Tom Tykwer à qui l’on doit notamment les films à succès Cours, Lola, Cours et Cloud Atlas.

Le pouls d’une ville

Un projet colossal qui a su trouver son public. D’abord diffusée sur le bouquet Sky en 2017, la série fait carton plein, attirant jusqu’à un demi-million de téléspectateurs.  « Notre deuxième meilleur démarrage, derrière Game of Thrones », expliquait alors Elke Walthelm, directrice des programmes chez Sky Deutschland.

Même topo lors de la diffusion sur Das Erste (chaîne publique du groupe ARD), le premier épisode ayant été vu par 7,83 millions de personnes soit environ 24,5 % de parts de marché. À ce succès populaire fait écho un excellent accueil par la critique. La Presse allemande a salué l’authenticité et la minutie de la reconstitution historique ainsi que l’énergie efficace avec laquelle les réalisateurs ont su capter « le pouls d’une ville ». Babylon Berlin s’est vu, entre autres, décerné une Caméra d’or du meilleur acteur pour Volker Bruch (Gereon Rath dans la série). Elle est aujourd’hui diffusée dans une centaine de pays. La saison 3 a fait son arrivée sur Canal+ en juillet dernier.

Un insolite duo d’enquêteurs

Les protagonistes Charlotte Ritter (Liv Lisa Fries) et l’inspecteur Gereon Rath (Volker Bruch), © ARD Degeto/WDR/X Filme Creative Pool//Sky/Beta Film 2019/Frédéric Batier/artwork dinjank

Librement adapté du roman à succès Der nasse Fisch (Le poisson mouillé, publié aux Éditions du Seuil), Babylon Berlin nous plonge dans la société contemporaine de la République de Weimar, vue à travers les yeux de Gereon Rath, un jeune commissaire débarqué de sa Köln natale. Bientôt, il fait la rencontre de Charlotte Ritter qui vit avec sa famille dans une Mietkaserne de Wedding, nom que l’on donnait aux logements ouvriers insalubres et surpeuplés.

Déterminée et débrouillarde, la jeune femme, sténographe pour les services de police, rêve de devenir commissaire… En attendant, elle fait tout son possible pour subvenir aux besoins de sa famille, allant jusqu’à se prostituer occasionnellement dans les sous-sols du Moka Efti, un cabaret où l’on célèbre des fêtes orgiaques dans un décor somptueux. Notons, qu’un Moka Efti a bel et bien existé à Berlin, il s’agissait alors d’un café du quartier de Friedrichstraße. On y trouvait un ascenseur, un barbier, un salon égyptien ou encore une pâtisserie aux murs de marbre blanc. Le bordel serait, lui, une invention des scénaristes. Haut lieu des Goldene Zwanziger (les années 20 d’or berlinoises), le Moka Efti faisait la joie de la jeunesse allemande vivant alors pleinement la libéralisation des mœurs. Babylon Berlin rend l’humeur festive de l’époque et un monde de la nuit où se côtoient travestis et noctambules.

Une fresque historique de grande envergure

Mais derrière le faste des années folles, la colère sociale et les rivalités politiques grondent. Dans « Berlin la rouge », les affrontements entre les forces de l’ordre et les communistes sont fréquents. La série rappelle d’ailleurs l’épisode du Blutmai 1929 (mai de sang), lorsque les manifestations du premier mai font 33 morts. Cet événement dramatique fracturera la gauche allemande en signant le divorce entre le SPD et le KPD, le parti communiste de l’époque. 

À travers une galerie de personnages hauts en couleur, Babylon Berlin relate la fresque historique et complexe de la République de Weimar que l’on caricature parfois comme « antichambre » du pouvoir nazi. Parmi les épisodes méconnus d’un public francophone, figure le projet de cette Schwarze Reichswehr (la Reichswehr noire) qui œuvra pour réarmer clandestinement l’Allemagne, en toute violation du Traité de Versailles.

La série nous montre également comment les élites militaires et industrielles du pays ont pu ourdir une conspiration à l’encontre du régime. Ainsi, le personnage d’Alfred Nyssen, magistralement interprété par le grand acteur de théâtre Lars Eidinger, s’inspire directement de Fritz Thyssen, le grand industriel allemand qui soutiendra financièrement le NSDAP. Un parti nazi qui devient de plus en plus influent au fil des épisodes, alors que l’on enrôle les plus jeunes et que l’antisémitisme rampant gagne continuellement du terrain.

Outre les soubresauts de l’Histoire, la série plonge également dans la société de l’époque. Ainsi, au sein du Rote Burg, le QG de la police berlinoise, les officiers s’initient à la criminologie qui n’en est pourtant qu’à ses balbutiements, sous la direction du ventripotent Ernst Gennat. L’homme a réellement existé et reste comme l’un des plus grands criminologues allemands. Au cours de ses 30 années de carrière, il participa à la résolution de nombreux crimes et passe pour l’inventeur du terme Serienmörder (tueur en série). Fritz Lang se serait d’ailleurs inspiré de lui pour la création de son Kommissar Lohmann que l’on voit, entre autres, dans M le maudit.

La série ne passe pas sous silence, les stigmates de la Grande Guerre, à travers les rancœurs politiques, mais en montrant également les cicatrices invisibles qui marquent toute une génération. Plusieurs personnages souffrent, en effet, de stress post-traumatique lié aux maux de la guerre et que l’on appelle alors « obusite » ou « shell-shock ». C’est le cas de l’ancien soldat Gereon Rath qui est en prise avec des tremblements intempestifs et des attaques de paniques. Il se soigne à grandes doses de sirop contre la toux qui contenait à l’époque de l’héroïne ! On le voit également rendre visite à un étrange docteur qui pratique l’hypnose et la psychanalyse, discipline alors en plein essor.

Un hommage appuyé au 7e art

Pour les Berlinois d’aujourd’hui, le « Babylon » est un kino (cinéma) très prisé, connu pour sa programmation pointue et ses rétrospectives. Sous la République de Weimar, le cinéma allemand connaît une riche période artistique, grâce à des réalisateurs qui réinventent le genre et signent quelques grands chefs-d’œuvre, tels que M Le maudit, le cabinet du docteur Caligari, Metropolis ou encore Berlin-Alexanderplatz. Grâce à ses studios de Babelsberg, le monde du 7e part attire acteurs et cinéastes de l’Europe entière tandis que dans les salles obscures les spectateurs affluent en masse. Ils seront pas moins de 332 millions en 1926 !

Babylon Berlin rend aujourd’hui hommage à ce moment charnière du cinéma. Saluée par la critique, la reconstitution de la scène cinématographique de l’époque a demandé des moyens impressionnants. Pour être le plus fidèle possible, le chef décorateur Uli Hansch est allé jusqu’à reproduire une rue grandeur nature dans les studios de Babelsberg, ne laissant aucun détail au hasard.

Comme une mise en abîme, la scène où Esther Kasabian (l’actrice Meret Becker) chante et danse face à la caméra a été tournée en une seule prise. Par souci de réalisme, le directeur de la photo Bernd Fischer a utilisé les méthodes d’éclairage en vigueur à l’époque. Par ailleurs, la réécriture du scénario par Esther Kasabian comporte quelques similitudes avec celui de Metropolis. L’authenticité et la beauté des costumes ont quant à elles été saluées par Tom Ford et Giorgio Armani.

Outre les aspects techniques, les producteurs de la série ont tenu à rendre compte de l’ambiance cinématographique de l’époque. Chaque semaine, toute l’équipe (des techniciens aux acteurs) a ainsi visionné des films des années 20 afin de puiser l’inspiration. L’esthétique de ces années-là traverse toute la série, à commencer par le générique d’ouverture qui reprend les codes de ceux des grands classiques expressionnistes. Le générique de fin réutilise lui le film d’animation Lichtspiel Opus 2 réalisé par Walter Ruttmann en 1922.

Interrompu pour cause de crise sanitaire, le tournage de la saison 4 doit reprendre au printemps prochain et devrait s’intéresser aux années 1930-1933, qui servirent de tremplin à un certain Adolf Hitler…

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