Template: single.php

Économie & finances

« Comparée à l’Allemagne, la France peut être satisfaite de ce qu’elle a fait »

Interview avec Armin Steinbach

Bruno Le Maire et Christian Lindner à Paris, 24 novembre 2022 © Imago

4 octobre 2023

On a beaucoup parlé budget en France et en Allemagne au cours des dernières semaines. Si l’agitation est retombée côté allemand, elle continue de prendre de l’ampleur côté français. Nombre de questions restent à ce jour ouvertes. Une chose est toutefois d’ores et déjà certaine : en 2024, la France restera le pays d’Europe le plus endetté. dokdoc en a parlé avec Armin Steinbach.

dokdoc : Armin Steinbach, quel regard portez-vous sur les relations franco-allemandes ?

Armin Steinbach : dans le contexte de la guerre en Ukraine et de la crise que nous traversons, il me semble que la situation pourrait être meilleure – notamment quand on pense qu’avant la guerre, les deux pays s’étaient fortement éloignés l’un des l‘autre sur le plan économique. La crise a mis en évidence à quel point la France et l’Allemagne étaient dépendants l’une de l’autre. Mais elle a également fait apparaître leurs divergences et ce, dans au moins trois domaines : premièrement, dans le domaine énergétique ; deuxièmement, dans celui de la protection des industries nationales de l’armement et troisièmement, en matière de course aux parts de marché. C’est très visible en Allemagne comme le montrent les débats actuels autour du prix de l’énergie et du prix que les industries doivent payer pour y avoir accès. Au final, il s’agit d’éviter une délocalisation des industries énergivores. L’Allemagne regarde avec beaucoup de méfiance ce qui se passe en France, là où les entreprises ont accès à une énergie bon marché.

dokdoc : les deux pays ont beaucoup parlé budget ces derniers temps, ce qui n’a pas manqué d’engendrer des controverses. Le 5 septembre dernier, le ministre des Finances Christian Lindner a déclaré : « Le budget 2024 est un budget de moyens et de bon sens, c’est un budget qui fait preuve de courage plutôt que d’insouciance, c’est un budget avec moins de dettes et plus d’opportunités. Bref, c’est un budget de changement intelligent. » Est-ce la bonne stratégie alors même que l’Allemagne a un besoin accru en investissements et ce, dans de nombreux domaines?

Armin Steinbach © Armin Steinbach

Armin Steinbach : l’Allemagne est dans une situation compliquée. D’un côté, on note que le pays a besoin de grands investissements. Cela concerne de nombreux domaines : les infrastructures, les rues, les écoles, le réseau ferroviaire, les ponts mais aussi la décarbonisation de l’économie. De l’autre, il faut reconnaître que l’environnement actuel n’est pas favorable à une augmentation de la dépense publique. L’inflation est élevée et le manque de main d’œuvre très prononcé : un grand programme d’investissements conduirait fatalement à alimenter l’inflation. En outre, les taux d’emprunt sont en train d’augmenter et les marchés sont de plus en plus nerveux. Dans pareille situation, il est bon que l’Allemagne joue le rôle de stabilisateur budgétaire au sein de l’UE.

dokdoc : le budget 2024 marque également le retour du « frein à l’endettement ».

Armin Steinbach : oui et non. Quand on regarde de près, on voit que le « frein à l’endettement » n’existe que sur le papier. L‘Allemagne a eu recours à une astuce comptable pour le contourner. Une partie considérable du budget est traitée par le biais de fonds « hors budget » qui ne sont pas formellement intégrés au budget. Au final, 211 milliards d’euros seront disponibles entre 2024 et 2027 pour des investissements dans la protection de l‘environnement. Mais officiellement, la ligne est claire : on ne déroge pas à la règle du « frein à l’endettement ».

dokdoc : Bruno Le Maire a annoncé au printemps vouloir accélérer le processus de désendettement de la France. Aujourd’hui, le gouvernement table sur un déficit de 4,4% en 2024 après un déficit de 4,9% en 2023. Cela correspond à 130 milliards de dettes supplémentaires. Quel regard portez-vous sur ces chiffres ?

Armin Steinbach : Cela m‘inquiète. La France a beaucoup fait ces dernières années. Durant la pandémie et depuis le début de la guerre en Ukraine, elle a soutenu à coup de milliards la consommation et les investissements. Sur le plan conjoncturel, c’est une excellente décision mais une décision qui a coûté énormément d’argent. Le niveau d’endettement des Français atteint des records, de même que le déficit budgétaire. Et si l’on pense qu’il est nécessaire de réduire la dette et les déficits européens afin d‘assurer la viabilité des finances publiques, il apparaît alors que le projet français de réduction de la dette est problématique : ce n’est qu’en 2027 que la France entend respecter les critères de Maastricht.

dokdoc : quelles sont les raisons d’un tel déficit ? À quel niveau le gouvernement peut-il agir ?

Armin Steinbach : le déficit s’est accru du fait des mesures que la France a prises au cours des deux dernières crises : frein aux prix de l’électricité, frein aux prix du gaz, soutien à la consommation ou aux entreprises. Tout cela était juste et nécessaire. Je ne vois aucune marge de manœuvre quant à de nouvelles mesures. Il faut surtout faire en sorte de sortir des plans de soutien des dernières années afin de réduire le déficit à court ou moyen terme.

dokdoc : et qui va payer la dette de la France au final ? Le pays a pourtant engagé de grandes réformes économiques et sociales. Cela n’a-t-il pas suffi ?

Armin Steinbach : comparée à l’Allemagne, la France peut être satisfaite de ce qu’elle a fait. La croissance économique y est meilleure, la France a mieux traversé les crises. Macron a agi de manière beaucoup plus rapide et proactive. En termes d’investissements étrangers, le pays occupe depuis de nombreuses années la première place en Europe. Au niveau économique, le président français a beaucoup fait, du moins sur le plan structurel : réforme du marché du travail, réforme des retraites, réforme fiscale. C’était ambitieux. La France en récolte maintenant les fruits. L’idée de fond est que seule la croissance permettra de rembourser la dette. Mais au final, ce sera bien à la France de rembourser. Sur ce point, elle n’a rien à attendre de programmes européens.

dokdoc : à quoi pourrait ressembler une réforme du Pacte de croissance et de stabilité? Quelles sont les ambitions allemandes ? Que veut la France ? Les crises de 2009, de 2012-15 et de 2020 montrent clairement que le compromis n’est jamais facile mais qu’au final, on finit toujours par avancer.

Armin Steinbach : oui, vous avez raison. Les discussions sur la réforme du Pacte de croissance et de stabilité sont difficiles. Elles se déroulent dans un contexte marqué par une augmentation des taux d’emprunt et à un moment où l’endettement des États atteint un niveau record. Mais d’un autre côté, le besoin en investissements est immense, partout en Europe. Traditionnellement, l’Allemagne est, sur le plan fiscal, le pays d’Europe qui tient le plus au respect de règles claires, telles qu’elles ont été fixées dans le traité de Maastricht. Mais il est évident, l’Allemagne l’a bien compris, qu’il n’y a pas une seule et unique solution : chaque pays se trouve dans une situation différente. C’est la raison pour laquelle la Commission a proposé de négocier avec chaque pays de façon individuelle. L’Allemagne craint que cela n’aboutisse à un assouplissement, voire un contournement des règles.

dokdoc : La confrontation est-elle inévitable ?

Armin Steinbach : Il me semble que les deux pays suivent une ligne visant à leur permettre d’obtenir le maximum des discussions actuelles. Au fond, les négociations sont déjà très avancées. La Commission a récemment fait une proposition qui montre que nous en sommes désormais aux détails. Il s’agit de trouver le juste dosage entre une approche flexible et la réduction de la dette.

dokdoc : à quel moment la réforme sera-t-elle prête ?

Armin Steinbach : en tout état de cause, avant la fin du mandat d’Ursula von der Leyen.

dokdoc : comment voyez-vous l’avenir ? Quels sont les autres grands chantiers ?

Armin Steinbach : un autre grand chantier concernera la réforme du marché intérieur de l’électricité. C’est l’une des leçons de la crise actuelle : les marchés de l’électricité et de l’énergie doivent être mieux couplés. Et c’est là que la confrontation est la plus vive, notamment entre l’Allemagne et la France. Il s’agit pour les deux pays de se mettre d’accord sur un régime d’aide, c’est-à-dire sur des règles qui déterminent clairement jusqu’à quel point les entreprises peuvent être soutenues. C’est une question cruciale pour l’Allemagne. Une course aux subventions énergétiques pour l’industrie en Europe serait néfaste.

dokdoc : Monsieur Steinbach, je vous remercie pour cette interview.

L’auteur

Armin Steinbach est Professeur d’Analyse économique du droit, de Droit Européen et de Droit International à HEC Paris, ainsi que chercheur affilié au Max Planck Institute for Research on Collective Goods à Bonn et chercheur non-residentiel auprès du think tank Bruegel à Bruxelles. Avant de rejoindre HEC Paris, il a été Gwilym Gibbon Fellow au Collège Nuffield de l’Université d’Oxford, titulaire d’une bourse Jean Monnet à l’Institut européen de l’Université de Florence, professeur invité à l’Université de Saint-Gall et au Centre d’Etudes Européennes de l’Université de Harvard.

Pour aller plus loin

« Vorbild Macron? Frankreichs Erfahrungen mit dem Gas- und Strompreisdeckel ». Avec Armin Steinbach et Andreas Noll: Franko-viel 22 (29 septembre 2022), https://franko-viel.podigee.io/22-inflation-rezession.

Ecrire un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Social media & sharing icons powered by UltimatelySocial