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Quel rôle pour la France et l’Allemagne en Europe ?

Vous avez dit leadership ? Une voix d’Ukraine

Nadiia Koval

O. Scholz et E. Macron à Kiev, 16 juin 2022 (Copyright Wikimedia Commons)

2 février 2024

Dans notre enquête « Vous avez dit leadership ? », des experts de différents pays s’expriment sur l’avenir du moteur franco-allemand en Europe. L’histoire de l’intégration européenne montre que les grandes avancées ne sont possibles qu’à partir du moment où certains pays exercent un leadership. Dans la plupart des cas, c’est à la France et à l’Allemagne qu’est revenu ce rôle. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, certains ont néanmoins affirmé que le centre de gravité de l’UE se déplaçait vers l’Est et que l’avenir du continent était désormais entre les mains d’autres pays. dokdoc se propose d’en débattre. Si le France et l’Allemagne ne sont plus en mesure de jouer le rôle historique qui est le leur, qui peut alors le reprendre ?

Le moteur franco-allemand a acquis une légitimité conceptuelle, politique et pratique dès le début du processus d’intégration européenne : conceptuelle par le processus de récon-ciliation bilatérale – le fondement du projet de paix européen –, politique par la puissance économique et militaire des deux pays, et pratique par leur capacité à contourner la bu-reaucratie supranationale et à avancer rapidement. Peu visible au quotidien, le moteur a pourtant joué un rôle central dans l’élaboration de décisions importantes dans les domaines du marché intérieur, de l’Espace Schengen, de l’Union économique et monétaire, mais aussi de la politique étrangère et de sécurité commune, y compris au niveau des relations entre l’UE, la Russie et l’Ukraine.

Le labyrinthe de l’élargissement et de l’approfondissement

Avec la fin de la guerre froide, l’équilibre interne de la relation franco-allemande a toutefois évolué au profit de l’Allemagne réunifiée. L’élargissement et de l’approfondissement simultanés de l’UE complexifièrent l’environnement extérieur dans lequel les deux pays évoluaient et affectèrent leur puis-sance relative. L’Union s’étant agrandie et diversifiée, ils ne pouvaient plus prétendre représenter les inté-rêts de plus de deux douzaines d’États membres. Les limites pratiques du « compromis par procuration » semblaient atteintes.

Des voix négligées

W. Selenskyj, O. Scholz et E. Macron à Paris, le 8 février 2023 (Copyright : Imago)

Basé sur des solutions intergouvernementales ad hoc, le leadership franco-allemand fut ébranlé par les crises qui frappèrent l’UE à partir de 2008. L’agression de l’Ukraine par la Russie mit en évidence les faiblesses du partage des tâches qui avaient été les leurs depuis le début des années 1990 : le Nord de l’Europe pour l’Allemagne, le Sud pour la France – le but étant de réconcilier les deux soi-disant camps dans l’intérêt de l’Europe. L’Est fut écarté de la plupart des grands débats européens des dernières années, à commencer par les crises financière et migratoire, et n’eut qu’une influence limitée sur la politique orientale de l’UE. Ce faisant, il fut vivement critiqué pour son attitude prétendument émotionnelle vis-à-vis de la politique de la Russie et de la menace sécuritaire qu’elle représentait, de même que pour la confiance excessive qu’il vouait aux États-Unis, là encore sur le plan sécuritaire.

Sur les routes de Russie, un moteur en plein bégaiement

Le sommet de cette politique fut la mise à l’écart de la diplomatie européenne par la France et l’Allemagne et l’exclusion de la Pologne du Format Normandie convoqué en 2014 pour résoudre la première phase de la guerre contre l’Ukraine. La Pologne était à l’époque déjà très impliquée dans la région et les questions ayant trait à sa sécurité. Elle disposait par ailleurs d’une solide expérience en matière de gestion de crises comme dans le cas des crises ukrainiennes de 2004 et de 2013-2014. Le premier gouvernement Tusk avait beaucoup entrepris pour mettre en accord sa poli-tique orientale avec celle pratiquée par la France et l’Allemagne, ce qui n’avait pas man-qué de susciter de nombreuses critiques en interne. Au final, l’exclusion de la Pologne sapa les forces proeuropéennes du pays, alimenta le populisme de droite et renforça le sentiment antiallemand. Elle approfondit le fossé Est-Ouest, et ce alors que nombreux étaient ceux qui avaient cru qu’il s’était résorbé après la Réunification. De même, le Triangle de Weimar, qui ne jouait du reste qu’un rôle consultatif, aurait dis-paru si l’agression russe de 2022 ne l’avait pas ressuscité. Il apparaît en outre très clairement – et c’est peut-être là le plus important – que les dis-cussions en Format Normandie portèrent atteinte à la légitimité du leadership franco-allemand et de son expertise régionale. Insister sur des solutions limitant la souveraineté ukrainienne contribua à nourrir les con-voitises russes ; de leur côté, les dogmes du « changement par le commerce » et de « l’engagement constructif » renforcèrent les vulnérabilités critiques dans les domaines de l’énergie et du commerce, et exposèrent l’UE aux régimes autocratiques hostiles que sont la Russie et la Chine.

Une chose après l’autre : d’abord une stratégie pour gagner la guerre

Coypright: Depositphotos

Le choc de 2022 obligea France et Allemagne à réévaluer leur position. Il généra une solidarisation sans précédent avec l’Ukraine ; les deux pays apportèrent dans la foulée leur soutien à la facilité européenne pour la paix, accordèrent à l’Ukraine – et la décision est historique – le statut de pays candidat à l’adhésion européenne, ouvri-rent les négociations d’adhésion, lui garantirent un soutien financier conséquent et impo-sèrent de lourdes sanctions contre la Russie. Sur le fond, on ne peut toutefois parler de leadership franco-allemand car l’influence en-core profonde des pratiques politiques antérieures fit que le soutien militaire qu’ils apportè-rent, et apportent aujourd’hui encore à l’Ukraine, se déploya dans le cadre restreint d’une « gestion de l’escalade » et d’une « solution négociée ». De là, le risque d’une consolidation des gains territoriaux russes et plus largement, d’une défaite militaire de l’Ukraine.

France et Allemagne doivent maintenant revoir les axiomes et convictions qui présidèrent à la politique qu’ils pratiquèrent durant de nombreuses années à l’égard de l’Europe de l’Est. Plus encore : ils doivent contribuer à l’élaboration d’une vision stratégique de la victoire et d’un nouvel ordre de sécurité. Le faire permettraient de résoudre les problèmes qui dépassent l’Ukraine et les divisent depuis plusieurs mois : ainsi la question de l’approvisionnement énergétique après la fin de la guerre ou du développement d’une industrie européenne de l’armement.

Former des coalitions

Un changement tant sur le fond que sur la forme est donc nécessaire. Agir au sein de l’Union européenne au lieu de la contourner permettra à terme de renfor-cer le leadership franco-allemand en parallèle de l’Union. La proposition franco-allemande de réforme institutionnelle de l’UE, déclenchée par le spectre d’un nouvel élargissement, aurait dû donner lieu à une réflexion impliquant une équipe d’experts géographiquement plus diversifiée. Et de même que certaines voix de premier plan se sont récemment exprimées en faveur d’un renforcement du Triangle de Weimar, l’approche consistant à former des coalitions plus petites autour du « moteur » franco-allemand devrait être dorénavant systématisée.

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L’auteure

Nadiia Koval (Copyright: Valentin Kazan)

Nadiia Koval est directrice du département de recherche, d’analyse et de programmes universitaires de l’Institut ukrainien de Kiev. Elle enseigne l’intégration européenne à la Kyiv School of Economics et produit des ana-lyses politiques sur différents aspects de la coopération politique et de sécurité entre l’UE et l’Ukraine. Auparavant, elle a occupé différents postes au sein du Conseil « Ukrainian Prism » spécia-lisé en politique étrangère, de l’Académie diplomatique d’Ukraine, du National Institute for Strategic Studies et de l’Institute for the Future.

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