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Paroles de témoin

Diplomatie franco-allemande : l’héritage de Hans-Dietrich Genscher

Hans-Dieter Heumann

Hans-Dietrich Genscher et Roland Dumas 1988 (Copyright: Imago)

10 avril 2024

En tant que ministre des Affaires étrangères (1978-1992), Hans-Dietrich Genscher a joué un rôle décisif dans le processus de construction et d’unification européenne. En Allemagne, son nom est étroitement lié à cette phrase, prononcée à la fin de sa vie et représentative à elle seule de ce que fut son engagement : « Notre avenir est l’Europe, nous n’en avons pas d’autre ! » Son biographe, Hans-Dieter Heumann, explique pourquoi la France devrait aujourd’hui se souvenir de ce personnage clé de la politique allemande.

L’Europe avance en période de crises. Elle est en capacité d’agir lorsque les deux plus importants pays de l’UE coopèrent étroitement et assument un leadership politique. Dans la crise déclenchée par l’agression russe contre l’Ukraine, la France et l’Allemagne n’ont toutefois pas encore été en mesure d’endosser ce rôle. L’histoire dira si cet échec, aux conséquences très graves, doit être mis sur le compte du gouvernement fédéral. La situation est en tout état de cause l’occasion de tirer les leçons de moments où la coopération bilatérale a particulièrement bien fonctionné, au-delà du souvenir que nous gardons des « couples » Helmut Schmidt/Valérie Giscard d’Estaing ou Helmut Kohl/François Mitterrand.

2024 marque le 50ème anniversaire de la nomination de Hans-Dietrich Genscher au poste de ministre des Affaires étrangères. Genscher y resta pendant 18 ans (période durant laquelle se succédèrent deux gouvernements de coalition) et y fit preuve d’une compréhension remarquable de la France et de son système de pensée politique. Son amitié avec son collègue Roland Dumas en est certainement l’un des meilleurs exemples.

L’ami français : Roland Dumas

Ministre des Affaires européennes (1983-1984) puis des Affaires étrangères (1984-1986 ; 1988-1993), Roland Dumas reconnu l’importance de Genscher dès leur première rencontre. Sa personnalité l’impressionna également pour beaucoup. Rétrospectivement, il rendit à son collègue le plus grand hommage qu’un Français puisse faire à un diplomate : il dit avoir été surtout marqué par « la finesse » de Genscher, salua la « précision de ses analyses », son courage et même son « humanisme serein ». Cette amitié est à vrai dire un miracle : Dumas avait fait partie de la Résistance sous l’Occupation et son père avait été fusillé par la Gestapo. Lui-même se qualifiait d’« Anti-Allemand ». Genscher parvint à le faire revenir sur son jugement et à le persuader de travailler conjointement au processus d’unification européenne. François Mitterrand lui donna des instructions similaires, voyant dans le ministre allemand des Affaires étrangères « un vrai, un authentique Européen ». Et pour cause : aucun autre homme d’État d’allemand n’était aussi proche des positions européennes de la France que Genscher. Cela est particulièrement vrai de son projet d’ordre de paix paneuropéen et de sa vision d’une Europe capable de prendre son destin en main.

Un ordre de paix paneuropéen

Hans-Dietrich Genscher, Helmut Kohl, François Mitterrand et Roland Dumas à Strasbourg (9.12.1989) (Copyright: Wikimedia Commons)

La politique européenne de la France est aujourd’hui encore marquée par les idées développées par Charles de Gaulle dans les années 60. Le président français avait pour ambition de construire l’Europe autour d’un noyau carolingien, et à partir duquel il serait ensuite possible de surmonter le conflit Est-Ouest. C’est là toute la signification de son expression « de l’Atlantique à l’Oural ». Lorsqu’aujourd’hui le président Macron cherche à se rapprocher des pays d’Europe centrale et orientale, il s’inscrit dans cette tradition, à ceci près que le rapprochement voulu est une conséquence de la guerre contre l’Ukraine et de la menace que celle-ci fait peser sur la sécurité européenne.

Le point commun avec la vision de Genscher réside également dans le fait que d’un côté comme de l’autre, l’Europe a toujours été perçue comme un levier devant permettre de satisfaire des intérêts nationaux. Pour de Gaulle, l’« Europe des patries » avait également pour but de garantir la souveraineté nationale et le leadership français en Europe. Pour Hans-Dietrich Genscher, surmonter la division du continent était le préalable indispensable à la résolution de la question allemande, c’est-à-dire à la réunification du pays. Le traité 2+4 « portant règlement définitif concernant l’Allemagne » négocié en partie par Genscher, en est l’expression. L’ordre de paix paneuropéen voulu par le ministre allemand des Affaires étrangères devait rester valable après la fin de la guerre froide. . C’est ce que dit du reste la Charte de Paris de 1990. Jusqu’à sa mort, en 2016, Genscher a milité pour que la Russie soit intégrée dans cet ordre européen. Poutine l’a détruit avec son attaque contre l’Ukraine en février 2022, dans les faits, dès l’annexion de la Crimée en 2014. Les gouvernements français et allemand ne l’ont compris que tardivement. Le président Macron en a tiré des conséquences plus radicales. Pour lui, pratiquer une politique de dissuasion signifie également que le recours à des troupes au sol ne doit pas être exclu. Le chancelier allemand Olaf Scholz a publiquement rejeté cette perspective. Ce faisant, il a empêché que ne se forme un leadership franco-allemand dans une situation de menace existentielle. Genscher aurait qualifié pareille décision de grave erreur.

Une Europe capable d’agir

Le concept (« une Europe capable d’agir ») fait apparaître de manière encore plus frappante les similitudes entre la pensée politique européenne de la France et celle de Genscher. Dès la guerre froide, Charles de Gaulle avait parlé du monde comme d’un monde multipolaire dans lequel l’Europe devait être en mesure de devenir un acteur à part entière. Au plus tard avec François Mitterrand, les chefs d’État français ont pris conscience du fait que la France avait besoin de l’Europe pour défendre ses intérêts dans la mesure où elle était de moins en moins capable de le faire seule. Le concept de « souveraineté européenne » aujourd’hui porté par Emmanuel Macron est la seule réponse possible aux incertitudes que font peser les États-Unis sur le leadership occidental. Nous savons par ailleurs, au plus tard depuis Barack Obama, que la priorité des États-Unis en matière de politique étrangère, n’est plus l’Europe mais l’Indopacifique. L’isolationnisme prôné de manière radicale par Donald Trump n’est du reste pas nouveau : il s’agit bel et bien d’une constante dans l’histoire du pays.

Hans-Dieter Heumann s’entretient avec Hans-Dietrich Genscher (Copyright: Corinna Heumann)

En Allemagne, le concept n’a pas de tradition comparable, à l’exception de l’appel à « l’auto-affirmation de l’Europe » lancés par le chancelier Helmut Schmidt ou bien encore du discours de la chancelière Merkel du 29 mai 2017 (« Bierzeltrede ») dans lequel elle appelait l’Europe « à prendre son destin en main. » En tout état de cause, Genscher était dans les années 1970-1980 l’un des rares à défendre l’idée d’« une Europe capable d’agir ». La conviction que le monde était multipolaire – conviction souvent présentée en Allemagne comme antiaméricaniste – était partie intégrante de ce discours. Dans l’une de ses premières interventions en tant que ministre des Affaires étrangères (1976), Genscher exigea que l’Europe devienne « maître de son destin », qu’elle soit « sujet et non objet » de la politique mondiale. Il ne voulait rien de moins qu’un gouvernement européen capable de mener une politique étrangère et de sécurité commune. Dans ce contexte, il proposa de faire en sorte que la Coopération politique européenne (CPE), « lancée » à Paris en décembre 1974, devienne un instrument permettant à l’Europe de développer sa propre position sur les grands problèmes de politique internationale. La « Déclaration de Venise » de 1980 fut un premier pas dans cette direction. Elle revendiquait un rôle pour l’Europe au Proche-Orient et fut l’une des premières à exiger que le droit à l’autodétermination des Palestiniens soit reconnu. Genscher proposa en outre que le Conseil européen puisse « s’emparer » de la politique de sécurité, le « cœur » de la souveraineté nationale, et prendre des décisions à la majorité. Son ambition était de créer une « Union européenne » suffisamment forte pour qu’elle devienne un partenaire d’égal à égal avec les États-Unis.

En matière de politique européenne, Genscher est allé finalement beaucoup plus que les gouvernements de l’époque, y compris la France. Les décisions à la majorité en matière la politique étrangère et de sécurité commune n’ont d’ailleurs toujours pas été votées. Une diplomatie franco-allemande, telle que Genscher la pratiqua avec ses collègues français, est aujourd’hui plus que jamais nécessaire.

L’auteur

Ancien ambassadeur d’Allemagne, Hans-Dieter Heumann a été président de la Bundesakademie für Sicherheitspolitik de 2011 à 2015. Il est aujourd‘hui chercheur associé au Center for Advanced Security, Strategic and Integration Studies (Université de Bonn). Heumann est également le biographe de Hans-Dietrich Genscher, ministre allemand des Affaires étrangères de 1974 à 1992.

Pour aller plus loin

Hans-Dietrich Genscher : Meine Sicht der Dinge. Ein Gespräch mit Hans-Dieter Heumann, Propyläen, Berlin, 2015.

Hans-Dieter Heumann : Hans-Dietrich Genscher : Die Biographie. Ferdinand Schöningh Verlag, Paderborn/München/Wien/Zürich 2012.

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