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Thuringe

Jours noirs pour la démocratie

Déborah Berlioz

Bodo Ramelow, ministre-président de Thuringe, en 2013, © Fraktion DIE LINKE. im Thüringer Landtag

17 avril 2020

L’ élection d’un libéral à la tête de la région de Thuringe grâce aux voix de l’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) a déclenché un séisme politique en Allemagne. Si le scandale est symptomatique de la fragmentation politique du pays, il appelle également les partis traditionnels à revoir leurs stratégies d’alliances.

Jamais l’élection d’un ministre-président n’avait autant remué l’Allemagne. Le 5 février dernier, le libéral Thomas Kemmerich (FDP) est élu à la tête du Land de Thuringe avec les voix d’Alternative pour l’Allemagne (AfD) et des conservateurs de la CDU. Une alliance taboue aussitôt décriée dans tout le pays.

Un signal clair de la part de la chancelière

Le scandale est tel que la chancelière, alors en déplacement en Afrique du Sud, réagit immédiatement.  Pourtant Angela Merkel répugne habituellement à commenter la politique intérieure quand elle est en voyage diplomatique. Depuis Pretoria, elle qualifie cette élection d’« impardonnable », évoquant « un mauvais jour pour la démocratie ». La chancelière demande même l’annulation de cette élection. Si cette formulation est quelque peu malheureuse, Paul Nolte, politologue à l’Université Libre de Berlin, juge qu’Angela Merkel n’a pas attenté aux principes démocratiques. « L’idée était avant tout d’envoyer un signal clair, de dire qu’on ne pouvait pas continuer comme si de rien n’était », insiste-t-il.

Si la chancelière se sent obligée de remettre de l’ordre dans les rangs, c’est aussi que cette affaire met à jour les dissensions internes de son parti. De nombreux conservateurs n’hésitaient pas à critiquer sa politique, jugée trop libérale. Après les élections régionales du 27 octobre en Thuringe, 17 responsables du parti d’Angela Merkel ont ainsi lancé un appel réclamant des discussions avec l’AfD. « Il n’est pas concevable dans une société libre de ne pas discuter avec un quart de l’électorat », expliquaient-ils, rappelant ainsi le score de l’AfD. Les populistes avaient obtenu 23,4 % des voix, soit moins que le parti d’extrême-gauche Die Linke (31 %), mais plus que les conservateurs (21,7 %). Ces scores ne permettaient pas de dégager une majorité politique opérationnelle claire, ce qui explique les turpitudes qui ont suivi.

Le siège du Parlement régional de Thuringe à Erfurt, © Thüringer Landtag

La direction de la CDU discréditée

Pour la direction nationale de la CDU, la sortie de crise passe alors par de nouvelles élections. Cependant les conservateurs de Thuringe ne l’entendent pas de cette oreille. La cheffe de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer, se rend donc directement à Erfurt pour clarifier la situation. Après de longues discussions qui ont duré jusque tard dans la nuit, celle qu’on surnomme AKK ne remporte toutefois pas la bataille et la fraction conservatrice de Thuringe ne demande pas la dissolution du Parlement régional. Une claque pour la dauphine de Merkel qui peine déjà à s’imposer dans son parti. Affaiblie politiquement, AKK renonce donc à briguer la chancellerie en 2021 comme prévu, laissant la CDU sans chef de file à un an et demi des prochaines législatives.

Du côté des libéraux aussi la direction fédérale est touchée par le scandale. Après avoir posé la question de confiance à la direction de son parti, le leader du FDP, Christian Lindner, s’est même excusé au Bundestag. : « Nous avons honte parce que nous avons permis à l’AfD de se moquer de nous et de la démocratie parlementaire », a-t-il déclaré.

Quant à Thomas Kemmerich, il a démissionné 24 heures après son élection. Un mois plus tard, les députés de Thuringe doivent donc élire un nouveau ministre-président. Bodo Ramelow, le ministre-président sortant de Die Linke, soutenu par les Verts et les sociaux-démocrates (SPD), se présente face au populiste Björn Höcke. Les libéraux ne participent pas au vote et les conservateurs s’abstiennent. La coalition de gauche ne représentant pas une majorité absolue, Bodo Ramelow n’est élu qu’au troisième tour, où une majorité simple est suffisante.

Le 4 mars 2020 : Bodo Ramelow est réélu ministre-président

Le gouvernement minoritaire : une solution d’avenir ?

Le gouvernement dirigé par Die Linke est donc minoritaire. Une constellation honnie de ce côté du Rhin. « Le traumatisme de la République de Weimar et de son instabilité politique est encore bien présent à l’esprit des Allemands, explique Paul Nolte. C’est pourquoi, ils accordent autant d’importance aux coalitions stables. Pendant longtemps, quand nous avions deux grands partis très forts, cette stabilité allait de soi. » Mais avec l’arrivée des Verts, puis de Die Linke, et enfin de l’AfD sur l’échiquier politique, le jeu des alliances s’est complexifié.

Le politologue n’imagine pas pour autant que le gouvernement minoritaire devienne la règle. « Au contraire, je pense que la crise de Thuringe va pousser les partis à chercher des majorités à tout prix, que ce soit en s’alliant à plusieurs partis ou bien en formant des coalitions avec des partis très éloignés d’eux idéologiquement. D’ailleurs, les lignes ont déjà bougé. » Dans le Bade Wurtemberg, les Verts ont formé une coalition avec la CDU ; une alliance encore impensable il y a quelques années. 

Si les écologistes sont devenus fréquentables pour les conservateurs, il n’en est pas de même pour l’extrême-gauche. Une résolution adoptée par la CDU lors de son congrès à Hambourg en 2018 exclut les coalitions et les « formes de coopération similaires » avec l’AfD et Die Linke. Il ne faut pas oublier que ce dernier est le descendant direct du SED, le parti communiste de la RDA. Une filiation inacceptable pour beaucoup de conservateurs encore farouchement anti-communistes. 

Réunion plénière à Erfurt, © Thüringer Landtag

« La CDU n’aura pas d’autre choix que de considérer Die Linke »

Mais cette ligne risque d’être difficile à tenir selon Paul Nolte : « Des configurations comme celles que nous avons eues en Thuringe – avec un parlement fragmenté et une absence de majorité claire – risquent de se répéter, surtout dans les Länder de l’ancienne Allemagne de l’Est. La CDU n’aura donc pas d’autre choix que de considérer Die Linke. »

Toutefois, l’extrême-gauche doit aussi faire des efforts, car si Bodo Ramelow est assez modéré, on ne peut pas en dire autant de tout son parti. Les appels à « changer radicalement le système » ou à « affaiblir le parlementarisme figé » ne sont pas rares dans les rangs de Die Linke. D’ailleurs, si les Verts et le SPD s’allient parfois à l’extrême-gauche à l’échelle locale, ils refusent encore toute coalition avec eux au niveau fédéral.

Pour autant, Paul Nolte envisage très bien une alliance entre les conservateurs et Die Linke à l’avenir. Mais sans doute pas dès les prochaines élections en Thuringe, qui devraient se tenir en avril 2021. Affaire à suivre…

La démocratie locale en danger

L’élection du libéral, Thomas Kemmerich, à la tête du Land de Thuringe a déclenché une vague d’hostilités à l’encontre de son parti, le FDP. « Nous avons fait face à des actes de vandalisme, des menaces et des attaques dans toute l’Allemagne », a déclaré le siège du parti au journal Tagesspiegel. Thomas Kemmerich et sa famille ont même été placés sous protection policière.

De telles violences sont monnaie courante de ce côté du Rhin. Selon un sondage mené par la revue Kommunal, 64 % des maires allemands ont déjà été victimes d’insultes ou d’attaques, tendance à la hausse. De plus, l’an dernier un élu local conservateur de Cassel, Walter Lübcke, a été assassiné à son domicile. Le coupable présumé est un militant d’extrême-droite, apparemment motivé par la politique de Lübcke en faveur des réfugiés.

La responsabilité des populistes

« Cette poussée de violence s’explique en partie par une perte de confiance et de respect envers les élus et les représentants de l’État », assure Paul Nolte, politologue à l’Université Libre de Berlin. À l’origine de ce phénomène se trouve le processus même de démocratisation, a priori positif. « Les politiques ne sont plus considérés comme des demi-dieux inapprochables, comme cela pouvait être le cas à l’époque d’Adenauer ou de de Gaulle. Grâce à la démocratisation et aux mouvements sociaux, les gens ont pris conscience qu’ils pouvaient agir en politique et contredire leurs élus. Mais aujourd’hui, cela va encore plus loin et les gens n’hésitent plus à injurier les politiques. » En outre, la montée du populisme n’a pas vraiment aidé à trouver une juste mesure. « Avec leur rhétorique antiélites et antisystème, ils ont accentué cette perte de respect », reconnait le chercheur.

Les coupables ne sont pas pour autant tous affiliés à l’extrême-droite. D’ailleurs, les populistes comptent parfois parmi les victimes. À Berlin par exemple, la voiture d’un membre de l’AfD a été incendiée en mars dernier, et sept attaques contre des locaux du parti ont été recensées en 2019. Résultat : la démocratie locale est en danger.

Selon le sondage cité précédemment, un tiers des maires interrogés ne se représenterait pas aux élections.

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