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Restitution et travail de mémoire

« Rechercher, comprendre et restituer, c’est transmettre la mémoire de la Shoah »

Interview avec Michel Jeannoutot et David Zivie

Restitution du 29.09.2023 © ZLB | Foto: Hagen Immel, Potsdam

9 novembre 2023

L’Europe connait depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas une flambée inédite d’actes antisémites. Dans ce contexte, dokdoc a souhaité donner un coup de projecteur sur le travail de la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation (CIVS) et de la Mission de recherche et restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS). Le point de départ de la discussion est la restitution qui a eu lieu le 29 septembre à Toulouse.

dokdoc : le 29 septembre dernier, une restitution de 34 livres issus de la collection du psychiatre et professeur allemand Dr. Erich Stern a eu lieu à Toulouse. Pourquoi cette restitution occupe-t-elle une place particulière dans le travail de la CIVS et de la M2RS ?

Michel Jeannoutot : la restitution Stern est l’une des premières applications la compétence qui a été donnée à la CIVS en octobre 2018 de se saisir elle-même de nouveaux dossiers, ce que l’on appelle en langage juridique : l’auto-saisine.

David Zivie : cette restitution est un bon exemple de coopération avec l’Allemagne. En termes de recherches, les bibliothèques allemandes sont aujourd’hui assez en avance par rapport à d’autres pays. Dans le cas du Dr. Erich Stern, c’est la Zentral- und Landesbibliothek Berlin qui est venue voir l’antenne de la CIVS à Berlin avec un message simple : nous avons 34 ouvrages, nous aimerions de l’aide pour les restituer. C’est de la recherche proactive, quelque chose de complètement nouveau. Le cas présent, notre travail a été assez simple parce que le Dr. Stern est une figure que l’on retrouve facilement dans les archives, parce qu’il a survécu à la guerre et qu’il a lui-même effectué des démarches pour récupérer les livres qui avaient été volés chez lui. Mais ce n’est pas le seul exemple. D’autres dossiers vont bientôt aboutir.

dokdoc : l’attention s’est beaucoup portée sur la restitution des œuvres d’art ces dernières années. En quoi est-il particulièrement important de restituer des ouvrages ?

Michel Jeannoutot © Photo Thierry Marro France Stratégie

Michel Jeannoutot : La restitution de livres est plutôt nouvelle pour la CIVS. Jusqu’à une période récente, la spoliation des bibliothèques n’avait pas particulièrement attiré l’attention et des chercheurs et de la politique publique de réparation et de restitution. Et d’ailleurs je crois que l’un des premiers à en avoir parlé, c’est David Zivie dans le rapport qu’il a remis en mars 2018 à la ministre de la Culture de l’époque, Françoise Nyssen.

David Zivie : Il faut surtout mentionner quelques travaux qui ont été fondateurs, notamment ceux de Martine Poulain, qui a publié un ouvrage central sur les bibliothèques spoliées en 2008 ; Martine Poulain a également organisé un colloque majeur en 2017, qui a permis de mettre en lumière la question des livres spoliés. Le jour du colloque, un livre retrouvé à la Bibliothèque nationale de France et qui avait appartenu à Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’homme assassiné par la Milice en 1944, a d’ailleurs été restitué. Ça a été un moment important. Depuis, plusieurs livres ayant appartenu à Georges Mandel ont été restitués à ses ayants droit par deux bibliothèques allemandes. Un livre, c’est différent d’une œuvre d’art, c’est un objet qui a été lu, feuilleté, touché, apprécié. C’est quelque chose de très intime. Le travail qui reste à accomplir est immense car on estime à au moins cinq millions le nombre de livres qui ont été volés uniquement en France. Nous restituerons prochainement d’autres ouvrages spoliés retrouvés dans des bibliothèques françaises. C’est symboliquement très fort.

dokdoc : pouvez-vous nous dire quelques mots de la trajectoire du Dr. Erich Stern ? Est-ce un cas isolé ?

Michel Jeannoutot : La trajectoire du Dr. Stern est finalement assez classique. Il était médecin, psychiatre, psychologue. Mis à la retraite en 1933 en raison de ses origines juives, il a ensuite émigré avec sa femme en Suisse puis en France. Lors de l’invasion des troupes allemandes en 1940, il s’est réfugié en Dordogne. C’est à ce moment-là que son appartement parisien a été pillé.

Restitution du 29.09.2023 © ZLB | Foto: Hagen Immel, Potsdam

dokdoc : le 1er Janvier 2019, un Réseau des commissions européennes de restitution a été mis en place. Il compte aujourd’hui cinq pays membres : le Royaume-Uni, les Pays, l’Autriche, l’Allemagne et la France. Pourquoi pareille initiative ? Et comment coopèrent ces commissions ?

Michel Jeannoutot : c’est en 2017, à Londres, qu’a émergé l’idée de structurer les commissions qui existaient alors en Europe. La France a été en partie à l’origine de la structuration de ces commissions qui, aujourd’hui, échangent de façon régulière sur des aspects législatifs notamment.

David Zivie : par rapport aux autres commissions du Réseau, la France a un système un peu particulier puisque c’est le seul pays où on indemnise encore les familles. Le Réseau permet aussi d’attirer l’attention sur nos travaux et par ce biais de générer de nouvelles restitutions.

Michel Jeannoutot : récemment, un musée britannique nous a contactés au sujet de la restitution d’un Courbet. Les bonnes relations que nous avions établies avec nos collègues britanniques dans le cadre du Réseau nous ont énormément facilité le travail.

dokdoc : comment la coopération avec l’Allemagne se déroule-t-elle ? Quelles en sont les plus grands succès ? Et à quelles difficultés se heurte-t-elle ?

Michel Jeannoutot : la coopération entre la CIVS et l’Allemagne a notamment fait l’objet d’une convention avec le Deutsches Zentrum Kulturgutverluste, renouvelée entre-temps. Notre antenne à Berlin est, dans ce contexte, un précieux relais. C’est grâce à elle que nous avons pu nouer des relations de confiance avec les centres d’archives et avec les différents acteurs, institutionnels ou non, qui œuvrent en Allemagne pour la restitution ou l’indemnisation.

David Zivie © David Zivie

David Zivie : la M2RS est partie prenante de cette coopération. Nous travaillons étroitement avec l’Association de chercheurs de provenance et de nombreuses bibliothèques. Nous avons également des échanges suivis avec les services de Claudia Roth, la Déléguée du gouvernement fédéral pour la Culture et des Médias (BKM), en charge des questions de restitutions. Ces contacts permettent parfois de débloquer des situations ou d’évoquer le problème de la circulation d’œuvres spoliées sur le marché de l’art. Mais l’Allemagne n’est pas un pays aussi centralisé que le nôtre, et le gouvernement fédéral n’a pas l’autorité sur les institutions culturelles ; à la différence de la France, les dossiers ne sont pas tous examinés par une seule et même institution telle que la CIVS.

dokdoc : pourquoi restituer près de 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale ?

Michel Jeannoutot : d’abord un constat historique. Dans l’immédiat après-guerre, il y a bien eu des restitutions immobilières, notamment, et quelques restitutions de biens culturels mais en nombre relativement limité eu égard à l’ampleur des spoliations. Et puis, progressivement, les priorités étant autres – la reconstruction et le redémarrage de l’économie – le sujet est un peu passé au second plan. Le discours fondateur du Président Chirac (ndlr :16 juillet 1995) reconnaissant la responsabilité de la France dans la déportation des personnes de confession juive a été à l’origine de la Commission Matteoli qui a dressé le bilan des spoliations de tous ordres dont les juifs ont été les victimes, dans notre pays, entre 1940 et 1945. La politique d’indemnisation et plus largement de réparation alors décidée et mise en œuvre à partir de l’année 2000 par la CIVS a mis l’accent sur les spoliations de biens culturels, un domaine dans lequel « la France peut faire mieux » selon le Premier ministre de l’époque, Édouard Philippe. Le décret du 1er octobre de la même année a élargi les compétences de notre Commission en lui permettant, d’une part, de s’autosaisir, d’autre part, de renforcer ses capacités d’investigations et de recherches grâce à la création de la M2RS. Enfin, la loi du 22 juillet 2023 votée à l’unanimité par le Parlement a permis de faciliter les restitutions de biens culturels se trouvant dans les collections publiques. La Commission dont l’intervention « impartiale » rassure tant les familles que les établissements culturels, sera donc appelée, dans les mois à venir, à tenir un rôle encore plus important du fait, notamment, de l’extension de son champ de compétence aux années 1933-1945 et à l’ensemble des territoires occupés, contrôlés ou influencés par l’Allemagne nazie.

David Zivie : pourquoi restituer ? Parce qu’on ne l’a pas fait plus tôt, parce que cela reste à faire. Globalement, aujourd’hui, beaucoup d’objets sont identifiables et retrouvables. Il ne faut toutefois pas penser que tout se trouve dans les collections publiques. Nombre d’objets sont soit chez des particuliers, soit sur le marché de l’art. On restitue encore, ou on verse des indemnisations, à des personnes qui sont encore très proches des spoliés : aux enfants des spoliés, aujourd’hui très âgés, ou à leurs petits-enfants, assez âgés aussi. Et on voit beaucoup d’arrière-petits-enfants, arrière-petits-neveux, cette troisième génération qui s’intéresse beaucoup à cette question, qui pose des questions qui n’ont pas été posées avant ou auxquelles on n’a pas répondu.

dokdoc : la CIVS a été fondée à la suite du discours prononcé par le Président Chirac le 16 juillet 1995. Quel rôle vos structures jouent-elles à un moment où l’antisémitisme ne cesse de gagner en ampleur ?

David Zivie : notre travail est d’abord une œuvre de justice et une œuvre de mémoire. Il contribue aussi à l’explication de ce qui s’est passé, il montre l’ampleur de la persécution et, surtout, il rappelle que cette spoliation, ce pillage, constituent l’un des éléments du projet nazi global visant à l’éradication d’une population, les juifs d’Europe. Rechercher, comprendre et restituer, c’est donc aussi transmettre la mémoire de la Shoah, c’est une contribution à la pédagogie, à l’explication et c’est peut-être déjà une étape importante.

Michel Jeannoutot : la politique de la France en la matière montre la capacité de notre pays à conduire une politique de responsabilité. Cette politique ne connait pas de périodes de forclusion. Et ça, c’est extrêmement important à l’égard de toutes les personnes de confession juive.

dokdoc : Monsieur Jeannoutot, Monsieur Zivie, je vous remercie pour cette interview.

Interview : Landry Charrier

Nos invités

Magistrat judiciaire, ancien Premier Président de Cour d’Appel et Conseiller Honoraire à la Cour de Cassation, Michel Jeannoutot préside le Collège délibérant de la CIVS depuis 2011.

David Zivie est haut fonctionnaire au ministère de la Culture. En 2018, il a publié un rapport sur l’organisation de la restitution des biens spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale intitulé :« Des traces subsistent dans des registres… » Biens culturels spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale : une ambition pour rechercher, retrouver, restituer et expliquer». Depuis mai 2019, il est le responsable de la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 du ministère de la Culture.

Pour aller plus loin

  • – Site de la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation (CIVS) : https://www.civs.gouv.fr.
  • Site de la Mission de recherche et restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS) : www.culture.gouv.fr/spoliations-restitutions-1933-1945.
  • Podcasts « À la trace ». Une série documentaire produite par le ministère de la Culture (Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945) pour découvrir le monde de la recherche sur les œuvres d’art spoliées, la politique de réparation des spoliations et les enquêtes au long cours, https://smartlink.ausha.co/a-la-trace.

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