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Futur de l'UE

Élargissement de l’UE : plus question d’attendre à Paris et Berlin

Christian Lequesne

@ Adobe Stock

9 août 2023

La guerre en Ukraine a relancé la question d’une politique étrangère et de sécurité commune, mais aussi celle d’un nouvel élargissement de l’UE. Pendant une décennie, la question avait été mise en sourdine, Paris et Berlin ne la considérant pas comme une priorité. Aujourd’hui, il leur faut réfléchir aux perspectives que soulève un nouvel élargissement tout en se souciant de la capacité de l’UE à décider et à ne pas renoncer à ses fondements normatifs.

S’il est un sujet que l’Allemagne et la France ne pourront plus occulter à l’avenir, c’est bien celui de l’élargissement de l’UE. A l’heure actuelle, dix États bénéficient du statut de candidat : la Turquie, cinq pays des Balkans occidentaux (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine du nord, Monténégro et Serbie) et deux pays d’Europe orientale (Ukraine et Moldavie). Laissons de côté le cas de la Turquie dont les négociations d’adhésion sont gelées depuis 2018 et concentrons-nous sur le cas des Balkans occidentaux et des deux pays issus de l’ex-Union Soviétique dont l’un, l’Ukraine, est l’objet depuis 2022 d’une invasion militaire donnant lieu à une résistance héroïque.

Stabilité géopolitique ou État de droit

La guerre en Ukraine a relancé le processus politique d’élargissement de l’UE qui avait quelque peu disparu de l’ordre du jour depuis une dizaine d’années. Ce processus pose un dilemme à la France et l’Allemagne. D’une part, en accélérer la marche répond à la nécessité de créer de la stabilité dans un contexte de concurrence géopolitique accrue avec la Russie bien sûr, mais aussi la Chine et la Turquie, toutes deux très présentes dans les Balkans. D’autre part, les pays candidats concernés doivent être préparés (notamment sur le plan de l’État de droit) à rejoindre une UE qui reste un modèle politique nécessitant l’application de normes démocratiques.

Dans le passé, l’Allemagne a été moins frileuse que la France à la perspective des élargissements à l’Est, voyant dans le décentrage un avantage pour son leadership politique, mais aussi pour son industrie qui a beaucoup profité de la main d’œuvre à bas coût en provenance d’Europe centrale. La France, au contraire, a longtemps considéré que l’élargissement de l’UE amputait sa « zone d’influence naturelle » située autour de la Méditerranée. La situation n’est plus aussi clivée aujourd’hui. La France s’est clairement positionnée sur la question et se montre désormais plus encline à soutenir l’élargissement à l’Ukraine que ne l’est l’Allemagne, prudente à l’égard de tout geste pouvant être perçu comme une provocation politique supplémentaire à l’égard de la Russie.

Questions semblables à Paris et Berlin

Les questions qui se posent aux deux pays sont pourtant, à peu de choses près, identiques.

En premier lieu, il s’agit de veiller à ne pas faire entrer des pays affirmant adhérer aux valeurs de la démocratie libérale et qui viendraient ensuite à les contester. L’exemple de la Pologne et de la Hongrie a marqué les esprits. Voici plusieurs années que Berlin et Paris ne peuvent plus rien entreprendre de sérieux avec Varsovie et Budapest en raison de la présence de gouvernements illibéraux. Pour l’Allemagne comme pour la France, l’impossibilité, en particulier, de compter sur la Pologne est un véritable problème car celle-ci est capable d’une véritable influence régionale.

Deuxièmement, tout nouvel élargissement ne doit pas se faire au détriment de l’efficacité fonctionnelle de l’UE. Actuellement déjà, les deux capitales constatent les limites du recours au vote à l’unanimité dans le champ de la politique étrangère. Il conviendrait donc de s’assurer qu’un certain nombre de réformes institutionnelles soient menées avant d’élargir.

Réunion de Laurence Boone avec le groupe d’experts franco-allemands sur les réformes institutionnelles de l’UE (10.07.2023) © MEAE / Jonathan Sarago

Un groupe de travail, réuni par les deux ministres des Affaires étrangères, déposera des propositions à l’automne. Il n’est cependant pas certain que les deux pays prennent le risque de réunir une nouvelle Conférence intergouvernementale pour réformer les traités, compte tenu de la difficulté (surtout en France) à obtenir une ratification des résultats au plan interne.

Troisièmement, les deux pays n’échapperont pas à la question de la position de leur opinion publique. Les sondages montrent qu’une majorité de citoyens, en France comme en Allemagne, sont réticents à l’égard de tout nouvel élargissement, convaincus que la libre-circulation des personnes accroitra l’immigration et le crime organisé. En Allemagne comme en France, la représentation populaire des Balkans reste du reste très liée aux activités illicites.

Europe puissance et transferts budgétaires

Il sera toutefois difficile d’échapper à un nouvel élargissement de l’UE. À ce titre, il conviendra de répondre à plusieurs questions.

La première interrogation est le gain en termes de stabilité géopolitique. La guerre en Ukraine a montré la fragilité du continent européen sur le plan de sa sécurité. Elle a consolidé la légitimité de l’OTAN qui, après la Finlande, sera bientôt élargi à la Suède, deux États traditionnellement neutres. Mais la guerre a aussi relancé l’importance de l’UE comme acteur politique. Si l’UE ne veut pas perdre le continent au profit des concurrents autoritaires qui y sont déjà présents, elle se doit d’agir et non plus seulement de promettre. Elle doit ainsi considérer l’adhésion de l’Ukraine et de la Moldavie comme l’offre d’une garantie de sécurité essentielle face à une Russie belliqueuse. L’UE n’est plus seulement un projet de marché et de régulation de l’économie. Elle est devenue un projet géopolitique que Berlin et Paris doivent assumer. Pour Berlin en particulier, cela veut dire ne plus considérer que la politique étrangère de l’UE se limite à un « soft power » destiné à accompagner les seuls intérêts de l’économie allemande.

La deuxième interrogation a trait à la puissance de l’UE dans le monde. Gagner de nouveaux États membres, c’est être considéré comme plus grand et plus fort à l’extérieur. L’UE, qui a perdu avec regret le Royaume Uni, doit se consolider en tant que groupe de pays aux Nations Unies, à l’Organisation Mondiale du Commerce mais aussi face à la Chine et aux États-Unis. Pour cela, il faut penser l’UE davantage comme une puissance, ce qui était historiquement plutôt présent dans le discours de Paris que dans celui de Berlin.

La troisième interrogation est que tout nouvel élargissement nécessitera des transferts financiers accrus vers une périphérie pauvre. Berlin et Paris devront accepter que le budget de l’UE profite davantage encore à d’autres qu’eux-mêmes en s’extrayant d’une logique strictement comptable. Comme les élargissements de 2004 et 2007 aux pays d’Europe centrale l’ont en effet montré, les transferts budgétaires vers de nouveaux Etats membres se traduisent pour l’Allemagne et la France par des opportunités accrues d’investissement et de commerce. Il faudra cependant également penser à encourager le tissu local en matière de recherche et de développement (ce qui est d’ailleurs déjà le cas avec l’Ukraine et les Balkans notamment), afin que les pays en question ne se transforment pas simplement en « usines tournevis » vulnérables dès que le coût de la main d’œuvre augmentera. A l’égard des Balkans occidentaux, l’Allemagne en particulier doit inverser la « fuite des cerveaux » actuelle qu’elle organise largement. Il ne saurait y avoir de stabilité économique à long terme dans les Balkans occidentaux si se perpétue un siphonage des ingénieurs, médecins et informaticiens, nécessaires à la pénurie de main d’œuvre en Allemagne.

Quelles perspectives ?

Le chantier de l’élargissement de l’UE ne peut pas être esquivé ou simplement enfoui sur le tapis. Il nécessite une anticipation impliquant les acteurs gouvernementaux et économiques français et allemands, mais aussi tous ceux qui, dans les universités et centres de recherche, travaillent sur ces questions. Il faudra expliquer les tenants et aboutissants de l’élargissement dans deux pays où les forces eurosceptiques ont tout intérêt à dévaloriser la question de l’élargissement en la liant à la question de l’immigration, question hautement obsessionnelle pour leur électorat. L’élection européenne de juin 2024 sera un premier test quant à la capacité dans les deux pays à expliquer et convaincre.

L’auteur

© Christian Lequesne

Christian Lequesne a fait sa thèse de doctorat en science politique sous la direction d’Alfred Grosser. Il est professeur à Sciences Po où il a été directeur du Centre de recherches internationales. Il a aussi été directeur du Centre français de recherche en sciences sociales de Prague. Spécialiste de l’Union européenne et des pratiques de la diplomatie contemporaine, il a abondamment publié sur ces sujets. Son prochain livre à paraître chez CNRS Editions s’intitule « La diplomatie française et les Français de l’Etranger. Protection ou influence ? »  

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