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Sahel

Crise au Sahel : « Maintenant, c’est aux Européens d’en faire plus »

Interview avec Ulf Laessing et Elie Tenenbaum

Emmanuel Macron et Mohamed Bazoum à Paris, 23 juin 2023 © Imago

5 septembre 2023

Les évènements se précipitent au Niger depuis le putsch contre Mohamed Bazoum. dokdoc en a parlé avec Ulf Laessing et Elie Tenenbaum.

dokdoc : le Niger était considéré jusqu’à il y a peu comme l’un des derniers alliés des Occidentaux au Sahel. Avons-nous perdu le Niger ? Et que perd le Niger si les troupes occidentales se retirent du pays ?

Ulf Laessing : s’agissant du Niger, il est clair que nous avons mal interprété la situation. On pouvait déjà sentir depuis longtemps que la population était hostile à la présence des troupes étrangères, françaises principalement. Tout le monde en parlait, même dans les ministères lorsqu’on s’y rendait. C’était présent en arrière-plan. De nombreux projets de coopération avaient été annoncés et il est certain que pour M. Bazoum, ça a été compliqué à gérer : les attentes des populations étaient fortes. À cela s’ajoutent les campagnes de désinformation lancées par la Russie. Le message qu’elles véhiculaient était simple mais terriblement efficace : Bazoum est à la botte des Européens et de la France, il ne fait rien pour vous.

dokdoc : et maintenant ?

Ulf Laessing : le Niger va énormément souffrir car le pays a beaucoup profité de la présence française, dernièrement en matière de lutte contre le djihadisme. La pauvreté va s’accroitre et l’instabilité gagner en importance.

Elie Tenenbaum © IFRI

Elie Tenenbaum : Le coup d’État qui a eu lieu à la fin du mois de juillet n’était pas motivé par un rejet de la présence française. Le pouvoir militaire a en fait capitalisé sur le sentiment de rejet des troupes françaises et occidentales qui existait déjà au sein d’une partie de la population pour consolider son pouvoir. On se souvient des incidents de Téra, dans l’ouest nigérien, en novembre 2021. Un convoi militaire français se rendant à Gao avait été bloqué pendant plusieurs jours par des manifestants en colère, conduisant à la mort de deux personnes. Alors que la France a vivement condamné le putsch et appelé au retour du président Bazoum, la junte a donc utilisé habilement ce sentiment pour se construire une légitimité face à un adversaire extérieur, mettant ainsi sous le tapis les tensions internes.

Ensuite, sur la trajectoire nigérienne, vis-à-vis de l’aide que le pays peut recevoir de l’Europe, évidemment, les choses vont se compliquer. Le Niger était sur une trajectoire plutôt positive au plan sécuritaire avec une approche multidimensionnelle adoptée par le président Bazoum qui commençait à porter ses fruits. De même, sur le plan de la gouvernance, ce dernier avait lancé un grand nombre de chantiers de lutte contre la corruption qui, d’ailleurs, ne sont pas sans lien avec son renversement, de ce qu’on peut voir aujourd’hui des premiers éléments d’analyse.

dokdoc : de nombreux observateurs semblent aujourd’hui oublier que c’est bien le Niger qui au départ souhaitait une présence française renforcée.

Elie Tenenbaum : oui, c’est très juste. Après le retrait français du Mali, Bazoum a clairement exprimé sa demande d’une aide française, européenne et d’une aide américaine. Il y avait un choix occidental très clair de sa part, et une condamnation de la trajectoire malienne. Mais le Niger, au contraire d’autres pays de la région, me semble-t-il, avait vraiment à cœur la maîtrise de ses partenariats. Il fixait les conditions dans lesquelles il voulait que ce que les troupes soient déployées. Le commandement nigérien était à la manœuvre et les forces françaises en appui. Je peux vous dire que les choses se passaient très différemment au Mali.

dokdoc : que signifie le coup d’État pour le Sahel et plus généralement, l’Afrique de l’Ouest. Et quel regard portez-vous sur le pacte militaire conclu par la junte militaire avec le Mali et le Burkina Faso ?

Ulf Laessing : pour le Mali et le Burkina Faso, le coup d’État est l’occasion de renforcer l’axe qu’ils forment avec la Russie. Que celle-ci soutienne le Niger avec des armes et des mercenaires n’est pas exclu, mais seulement à moyen terme. Il ne faut pas oublier que la Russie parle beaucoup, d’aide militaire notamment, mais qu’au final, elle ne fait pas grand-chose sur le terrain. Elle n’offre pas non plus d’aide au développement. J’espère donc que le Niger ne se détournera pas complètement de l’Europe.

dokdoc : et les Européens dans tout cela ?

Ulf Laessing : pour la France, il n’est certainement pas facile de se retirer de ses anciennes colonies. Le Mali, le Burkina Faso, la République centrafricaine, ça avait été un choc. Il serait maintenant bon qu’elle essaie d’en faire un peu moins. Les déclarations de Macron selon lesquelles le Mali, le Burkina Faso et le Niger n’existeraient plus si la France n’était pas intervenue, sont probablement vraies sur le fond. Mais ça a jeté de l’huile sur le feu. On a vécu la même chose au Mali l’an dernier. Tout cela a contribué à polluer l’atmosphère dans les autres pays francophones. Et au final, on peut dire que les sanctions au Burkina Faso et au Mail ont nourri le sentiment antifrançais au Niger.

Ulf Laessing © KAS

Permettez-moi d’ajouter une chose : la France est très importante pour la région et les Français sont les seuls à se battre activement. Les États-Unis sont certainement encore plus importants mais ils évitent de s’exprimer. C’est la raison pour laquelle ils ne sont pas sous le feu des critiques. Le problème de la France est qu’elle a raison, qu’elle veut avoir raison et qu’elle le dit haut et fort. Et pour revenir à votre question : la France domine parce que les autres Européens ne sont pas présents. Les Allemands se cachent derrière les Français et les laissent faire. Maintenant, c’est au tour des Européens d’en faire plus et d’agir en sorte que la France ne soit plus en première ligne.

dokdoc : est-il possible que d’autres pays, comparativement plus stables – je pense au Ghana, à la Côte d’Ivoire – sombrent à leur tour dans le chaos ? À la conférence des Ambassadeurs, il y a quelques jours, Emmanuel Macron a parlé d’une « épidémie de putschs » dans toute la région.

Elie Tenenbaum : On oublie, en Europe, que le renouvellement démographique est très important au Sahel. On a des populations extrêmement jeunes qui, pour la plupart d’entre elles, n’ont connu qu’un seul dirigeant depuis leur naissance, et qui sont dans un souhait de renouvellement et dans une désillusion de la démocratie, du moins telle qu’elle se donne à voir sur place. Les élections, en Afrique de l’Ouest, sont devenues un moment clé du système de corruption, ce qui explique le rejet du système démocratique « local ». C’est encore pire en Afrique centrale où des présidents sont là depuis des décennies : au Cameroun, en République du Congo, au Gabon. On observe une fatigue liée à la confiscation du pouvoir par une famille. Et évidemment, dans ce contexte, en l’absence d’alternatives politiques crédibles, il y a une tentation de renversement du pouvoir par la force. Il y a donc dans beaucoup de pays d’Afrique un essoufflement de la transition démocratique des années 1990, 2000.

dokdoc : dès le début de son premier mandat, E. Macron a annoncé vouloir rompre avec la politique postcoloniale de la France et vouloir construire un nouveau partenariat avec l’Afrique. Il n’était pas le premier à le dire. Nicolas Sarkozy et François Hollande avaient déjà fait des promesses du même type. Mais E. Macron est allé beaucoup plus loin. Le 28 février 2023, il a présenté une stratégie pour l’Afrique que nombreux ont présenté comme un changement d’époque. Comment voyez-vous aujourd’hui les choses ?

Elie Tenenbaum : Il n’y a plus de politique africaine, Emmanuel Macon l’a annoncé. Le terme renvoyait à la période post-coloniale, à la Francafrique de connotation très négative. Ça s’est traduit dans certains champs, par exemple dans le champ mémoriel, culturel, par des démarches de restitution d’œuvres d’art, ou encore par le rapport sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda. Emmanuel Macron rappelle souvent qu’il est le premier président né après la décolonisation, et donc que ni lui, ni la jeunesse africaine, ne sont responsables de cet héritage.

En même temps, il ne peut pas faire table rase du passé. Quand il est arrivé au pouvoir, il a reçu en héritage l’opération Barkhane déclenchée par François Hollande, d’ailleurs à reculons à l’époque. Des troupes étaient engagées, des attentes africaines avaient été suscitées en matière de lutte antiterroriste et il fallait bien faire quelque chose. Il y avait aussi des régimes africains qui comptaient sur le soutien de la France à de nombreux niveaux (renégociation de la dette, légitimation politique, etc.).

Finalement, on n’a jamais réussi à sortir de cette situation complexe où d’un côté, on a la volonté de se retirer, de l’autre le besoin de répondre à la demande, notamment sécuritaire. Aujourd’hui, la stratégie africaine du président Macron, est dans l’impasse, dans l’incapacité d’accomplir ce qu’elle entendait faire.

dokdoc : l’UE coopère avec le Niger depuis 2015, notamment pour bloquer la route des migrants qui relie la ville d’Agadez à la Libye. Comment les choses vont-elles évoluer ?

Ulf Laessing : le Niger est extrêmement important pour l’Europe. C’est la raison pour laquelle certains pays européens, très sensibles au problème de l’immigration, l’Italie, la Grèce, l’Allemagne, vont faire le forcing pour ouvrir le dialogue avec les putschistes. Plaider pour le retour de Bazoum pourrait être trop dangereux. Cela pourrait braquer les putschistes et les amener à rouvrir la route des migrants.

dokdoc : et maintenant ? Certains observateurs ont affirmé il y a peu que l’Allemagne avait de meilleures cartes et qu’elle pourrait contribuer plus facilement que d’autres à stabiliser la région. Qu’en pensez-vous ? Les récents évènements au Tchad semblent prouver le contraire.

Ulf Laessing : de manière générale, l’Allemagne a une meilleure réputation que la France car elle n’a pratiquement pas eu de colonies. J’ai souvent entendu dire : vous êtes neutres. Nous souhaitons que l’Allemagne en fasse plus. Je ne suis pas certain que ça se produise et, du reste, que ça réussisse. La réalité est qu’il est pratiquement impossible de faire de l’aide au développement sur place. La situation est trop difficile. À cela s’ajoute le fait que le gouvernement allemand a d’autres problèmes.

dokdoc : Elie Tenenbaum, comment la France doit-elle agir ? Doit-elle quitter l‘Afrique ainsi que le réclament certains experts ?

Elie Tenenbaum : le Niger était le point de déploiement essentiel de la présence militaire française. Le processus de réduction était toutefois déjà bien amorcé, avant même le putsch. En mars dernier Emmanuel Macron avait annoncé sa volonté de réduire la dimension militaire de la présence française en Afrique et au Sahel en particulier, privilégiant la formation aux missions de combat. Depuis lors, la junte nigérienne a demandé le retrait des forces françaises. Pour l’instant, Paris considère que ces demandes sont nulles car émanant d’autorités illégitimes. Mais il est à peu près clair qu’on ne cherchera pas à se maintenir par la force et qu’on n’ira pas jusqu’à la confrontation, ne laissant d’autre choix que le retrait. Une nouvelle réduction majeure de l’empreinte militaire française en Afrique se dessine donc, une réarticulation avec les pays désireux de travailler avec la France, avec les Européens, notamment les pays côtiers : le Sénégal, le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Bénin, le Togo. Il y aura plus d’échanges économiques, une présence qui va se diversifier, être moins militarisée.

Les aspects sécuritaires seront plus discrets. Mais sans sécurité on peut aussi douter de ce que pourrait apporter une approche strictement civile. Ce qui est sûr, c’est que le Sahel est désormais livré à lui-même, à la merci des luttes de puissance et surtout de l’avancée implacable des groupes djihadistes, les seuls à offrir un projet de société radicalement différent à des populations désabusées. Il serait naïf de croire qu’un tel développement n’aura pas un jour des conséquences sur les intérêts européens.

dokdoc : je vous remercie pour cette interview.

Interview : Landry Charrier

Nos invités

Ulf Laessing dirige le programme régional Sahel de la Fondation Konrad Adenauer au Mali. Auparavant, il a travaillé pendant 13 ans comme correspondant étranger pour l‘agence Reuters : au Proche-Orient, au Maghreb et en Afrique subsaharienne. Ses sujets étaient : le Printemps arabe, les conflits et missions militaires, les transformations politiques, le terrorisme et djihadisme, l’immigration, l’économie et le changement climatique.

Elie Tenenbaum est directeur du Centre des Études de Sécurité de l’Institut Français des Relations Internationales (Ifri). Agrégé et docteur en histoire, diplômé de Sciences Po, il a été Visiting Fellow à l’Université de Columbia ; il a également enseigné la sécurité internationale à Sciences Po et l’histoire des relations internationales à l’Université de Lorraine. Il travaille en particulier sur la problématique de la guerre irrégulière, de la lutte contre le terrorisme et des menaces hybrides ainsi que sur la politique de défense française et les opérations militaires.

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