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Politique arabe

D’Agadir à Gaza, une politique arabe franco-allemande est-elle possible ?

Benoît Schuman

© Adobe Stock

16 novembre 2023

Alors que l’Union européenne peine à s’imposer comme acteur géopolitique dans l’espace méditerranéen et, plus généralement, dans le « croissant » arabo-musulman, l’Allemagne et la France pourraient et devraient engager rapidement une réflexion pour identifier les possibilités d’une « politique arabe » coordonnée et – si possible – commune, qui servirait de base à une doctrine européenne intégrée.

Un tel effort implique de prendre en compte l’Histoire des deux pays, mais également des réalités très différentes pour une aire géographique qui s’étend de l’Atlantique à l’Océan Indien. De plus, si le terme de « politique arabe » est familier dans les milieux diplomatiques et l’opinion publique française, cette expression est beaucoup plus absconse à Berlin et dans les médias allemands. Les attentes ne sont pas les mêmes, chaque partenaire ayant des intérêts et des contraintes spécifiques. Le défi mérite d’être relevé car c’est la crédibilité de l’Europe à ses frontières sud qui est en cause. Malgré le rôle potentiel de l’Espagne et de l’Italie, voire de la Grèce, seul le « tandem franco-allemand » parait en mesure de présenter une vision cohérente pour aider Bruxelles à faire entendre sa voix dans les conflits en cours ou qui – à tout moment – pourraient éclater dans une zone de tensions intenses.

Le poids de l’Histoire

Qui se souvient de la visite de Guillaume II en Terre Sainte ? Du 11 octobre au 26 novembre 1898, le monarque effectue un pèlerinage dans la Palestine de l’époque après être passé par Istamboul, où il avait rencontré le Sultan Abdulhamid II, ces territoires faisant part de l’Empire ottoman. Certes, ce déplacement n’était pas politique, l’Allemagne n’ayant pas d’ambition affichée dans une région où la Grande-Bretagne (Égypte) et la France (Liban) étaient très engagées. De plus, Guillaume II s’est montré prudent face au sionisme même s’il a exprimé un certain soutien aux implantations de Juifs allemands en « Terre Promise ». Au fil des décennies, les relations entre l’Allemagne et la Sublime Porte se sont intensifiées, notamment avec le projet de liaison ferroviaire Berlin-Bagdad (1903-1918) sur une longueur totale de 3205 km (y compris le segment en Asie mineure).

Qui se souvient de la crise d’Agadir ? En 1911, le Maroc, qui suscite de longue date les convoitises des puissances européennes (Royaume-Uni, France, Empire allemand), est au cœur d’un conflit entre Berlin et Paris, les deux capitales espérant « mettre la main » sur un Sultanat en pleine déliquescence. Durant plusieurs mois, la canonnière Panther (et d’autre navires) croise dans la rade d’Agadir afin de défendre les prétentions allemandes. . Après d’intenses négociations, une solution amiable est trouvée, la France cédant quelques territoires en Afrique centrale – dont le célèbre « bec de canard » au Nord du Cameroun – à l’Allemagne qui ne s’opposera plus au Protectorat français sur le Maroc (Traité de Fès, 30 mars 1912). Cependant, l’attitude agressive de l’Allemagne a renforcé l’Entente cordiale entre Londres et Paris, une alliance qui aboutira au soutien britannique à la France en 1914.

Theodor Herzl au congrès sioniste de Bâle en 1897 © Wikimedia Commons

Qui se souvient des « congrès sionistes » de Bâle (le premier ayant eu lieu en 1897) ? A l’évidence, le sionisme ne peut être qualifié d’idée franco-allemande, Theodor Herzl (1860-1904) étant sujet austro-hongrois. Bien plus nombreux que les Français de confession juive au début du XXe siècle (en 1870, les Décrets Crémieux avaient accordés la citoyenneté aux « israélites indigènes » d’Algérie), les Allemands juifs, largement assimilés, se sentaient moins concernés par un retour en Israël que les Juifs de Russie (incluant la Pologne et l’Ukraine), régulièrement victimes de pogromes et sensibles aux idées socialistes. Avec la Déclaration Balfour (1917), la perspective d’un homeland juif entre la Méditerranée et le Jourdain a changé la donne : la Shoa a imposé la création de l’État d’Israël (proclamé le 14 mai 1948), qui a établi des relations diplomatiques avec la RFA (12 mai 1965) et dont l’existence fait partie de la « raison d’État » (Staatsräson) de l’Allemagne.

Qui se souvient de la crise de Suez ? En 1956, le fiasco de l’expédition franco-britannique destinée à reprendre le contrôle du Canal de Suez (après sa nationalisation par l’Egypte) a marqué la fin de la domination européenne dans la région. Cette crise s’inscrit dans le chapelet de conflits qui secouent le Proche-et le Moyen-Orient depuis 1945, de la guerre d’Algérie (insurrection de Sétif, 8 mai 1945) à la « guerre de Gaza » (depuis le 7 octobre) en passant par les différents affrontements militaires du conflit israélo-arabe et les guerres civiles au Liban et en Libye. Ici plus qu’ailleurs peut-être, les livres d’histoire s’impriment en lettres de sang.

Unité et fragmentation

Le « monde arabe » est une expression floue. Fondé le 22 mars 1945 (avant la fin de la Seconde Guerre mondiale !) au Caire, la Ligue des États arabes (dite « Ligue arabe ») regroupe actuellement 22 pays membres dont l’arabité est parfois « douteuse » (Somalie, Djibouti, Comores) et 5 observateurs (Brésil, Erythrée, Venezuela, Inde, Turquie). Certes, la langue arabe « littérale » constitue un ciment incontestable mais les variantes locales sont un facteur d’hétérogénéité culturelle important, malgré l’impact centripète des médias écrits et audiovisuels (Al-Jazira, etc.). De plus, de nombreuses minorités religieuses et ethniques pratiquent d’autres langues (copte, kurde, berbère), illustrant un pluralisme parfois contesté par les États au nom de leur identité nationale « arabe » (Algérie). Largement majoritaire, l’Islam « tolère » les formes autochtones de Christianisme (Églises d’Orient) dont les fidèles souffrent néanmoins souvent de discriminations.

Drapeau de la « Ligue arabe » © Wikimedia Commons

Le Maghreb représente un sous-ensemble particulier, à la fois pour des raisons géographiques et politiques. Instituée le 17 février 1989 à Marrakech, l’Union du Maghreb arabe (UMA) rassemble – théoriquement – le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye et la Mauritanie, mais les rivalités internes l’ont mise « en sommeil ». Le principal facteur de cohésion est le passé « français » de ses États (sauf la Libye), en dépit de statuts distincts avant l’indépendance. Dans les pourparlers avec l’UMA l’antagonisme entre Rabat et Alger, l’existence d’importantes communautés maghrébines en France mais aussi dans d’autres pays européens (Espagne, Belgique et Pays-Bas, par exemple) et des échanges commerciaux particulièrement denses (tourisme, hydrocarbure) sont également des facteurs essentiels à prendre en compte pour l’élaboration d’une ligne franco-allemande harmonisée.

A l’exception de l’éphémère République arabe unie (1958 – 1961), associant l’Égypte, la Syrie et le Yémen, aucune structure fédérative n’a fonctionné au Machrek, terme usuel pour désigner cette partie de l’espace arabophone. Pour leur part, les monarchies du Golfe Persique se sont rapprochées par le biais du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) auquel appartiennent en 2023 six États (l’Arabie saoudite, Oman, le Koweït, Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Qatar). Créé en 1981 sous la pression des États-Unis, cet ensemble vise à garantir la stabilité et la sécurité de ses membres, en particulier face à l’Iran (mais aussi, le cas échéant, à lutter contre d’éventuels soulèvements internes). La situation au Yémen et en Syrie illustre les dangers que l’influence extérieure fait peser sur ces peuples (proxy-wars).

L’enjeu du Levant

A bien des égards, l’avenir du monde arabe se joue au Levant, centre politique, économique et spirituel pour cet espace de turbulences à la périphérie de l’Europe. Malgré les Accords d’Abraham (2020), conclus sous l’égide de Washington, Israël n’a pas réussi à établir des relations « normales » avec l’ensemble des États arabes. Parmi ses signataires, seul le Maroc peut être considéré comme un « poids lourd », le Soudan s’étant rallié à la recommandation de l’Égypte, tandis que le Bahreïn et les EAU ont accepté le traité avec l’assentiment de Riyad. Peut-être l’UE aurait-elle dû encourager les efforts de Donald Trump plutôt que de critiquer cette tentative ? A ce stade, aucun nouvel État ne semble en mesure de reconnaitre Israël, la « rue arabe » étant massivement favorable à la « cause palestinienne », voire au Hamas. Le sort de Jérusalem, Ville Sainte pour les religions du Livre (Lieux Saints), est une source de discorde qui réclame une réponse innovante afin d’assurer la liberté de culte et d’instaurer un climat de confiance entre tous les citoyens, indépendamment de leur nationalité.

Le Liban est un exemple dramatique de l’échec de l’Occident pour promouvoir un modèle politique répondant aux critères de la démocratie pluraliste. La corruption et le clientélisme, les clivages confessionnels et les trafics commerciaux en tout genre expliquent le blocage institutionnel et le délitement d’un État qui doit beaucoup à la France depuis le milieu du 19e siècle. Un projet européen clair devrait être présenté aux protagonistes, en associant des incitations financières à des sanctions individuelles implacables pour tous les acteurs qui s’opposeraient à la rénovation du pays. Parmi les suggestions possibles, une réforme monétaire, avec l’aide de la Banque centrale européenne, serait le signal d’un engagement fort de Bruxelles à Beyrouth. Bien entendu, les « factions » devraient être désarmées (y compris le Hezbollah et les milices palestiniennes) et les Douanes placées sous contrôle européen. Une Constitution « laïque » serait indispensable, avec la suppression de la répartition des postes entre Chrétiens, Sunnites et Shiites. Enfin, condition sine qua non de cet appui, le pays du Cèdre devrait établir un traité de paix avec Israël.

Le dicton est connu : « Pas de guerre sans l’Égypte, pas de paix sans la Syrie ». Plus de dix ans après la révolte contre le régime, Bachar al-Assad et son clan sont toujours au pouvoir, grâce à l’intervention de la Russie et de l’Iran. Les menaces initiales des États-Unis et de l’Europe ont fait « long feu », tandis que des millions d’habitants prenaient la route de l’exile (dont près de deux millions accueillis en Allemagne et en Europe centrale et nordique). Alors que l’État islamique (Daesh) parait largement vaincu, le temps qui passe ne facilite pas les perspectives de retour, d’autant plus que le marché de l’emploi est relativement favorable à l’insertion des jeunes migrants. La Ligue arabe a fini par réintégrer Damas, selon l’un de ces retournements dont l’Orient a le secret. Il est permis de s’interroger sur la pertinence et la cohérence des choix de Bruxelles et de Washington, alors que Moscou et Téhéran paraissent avoir remporté la partie. Pour sa part, la Turquie a fait preuve d’opportunisme, sinon de cynisme, afin de poursuivre ses propres priorités, notamment pour écraser les Kurdes du PKK (YPG).

Objectifs et outils

Consciente de son influence « transformationnelle » (cf. élargissement), l’Union européenne devrait définir des buts précis et compréhensibles, afin que l’ensemble des acteurs – au Nord et au Sud de la Méditerranée, à l’Ouest de l’Atlantique et en Asie – comprennent son engagement. Refusant toute instrumentalisation du passé, la promotion des intérêts européens couvre plusieurs aspects :

  • la sécurité de l’Europe et de ses citoyens et entreprises (terrorisme, État de droit, migrations) ;
  • la stabilité de l’arc géographique allant de Nouakchott à Mascate (institutions, médias, pouvoir civil) ;
  • le développement de systèmes démocratiques et le respect des droits de l’Homme (pluralisme, système judiciaire) ;
  • l’encouragement des échanges économiques et commerciaux entre l’Europe et le monde arabe (et au sein de la Ligue).

De très nombreux secteurs pourraient être concernés, allant de la fourniture de produits agro-alimentaires (céréales, fruits et légumes) aux matières premières (énergie), mais aussi les biens de consommation et d’équipement, ainsi que – au premier chef – l’enseignement, la formation et la lutte contre les migrations inégales.

Le recours à des accords multilatéraux devrait être privilégié, en raison d’un effet de levier plus efficace que des arrangements bilatéraux. Paradoxalement, l’UE et ses États membres sont « à la peine » lorsque la conclusion de traités avec les États pris individuellement (comme c’est le cas avec la Tunisie sur l’immigration) est en jeu. Au contraire, il serait intéressant de proposer un « contrat global » à l’UMA, ce qui « pousserait » les États du Maghreb à renouer leur collaboration. En outre, cette approche permettrait de contrer l’argumentaire de ceux qui expliquent que l’Europe favorise le « morcellement » arabe. L’UE devrait indiquer à la Ligue arabe (où elle pourrait solliciter le statut d’observateur) et aux organisations sous-régionales (UMA et CCG) qu’elle privilégiera le format multilatéral, toute tentative de leur part pour diviser ses Etats membres étant vouée à l’échec. Pour davantage d’écho médiatique, le Parlement européen pourrait s’exprimer dans ce sens.

La France et l’Allemagne à l’initiative

Nicolas Sarkozy au Maroc, 23.10.2007 © MEAE / Frédéric de La Mure

Alors que l’Union pour la Méditerranée (UPM), fondée en 2008 et basée à Barcelone, reste un « hochet », l’Allemagne et la France pourraient faire de leurs réseaux diplomatique et culturel des vecteurs « naturels » (sans exclure leurs partenaires) pour mettre en œuvre cette ambition. Ainsi, des Consulats généraux et des Instituts culturels franco-allemands pourraient être implantés dans ces différents Etats, afin de mieux gérer les demandes de visa et de promouvoir les valeurs pluralistes européennes. Autant que possible, la colocalisation des Ambassades devrait également être recherchée, ce qui inciterait au lancement de programmes conjoints (invitation de personnalités, attribution de bourses, aide au retour des personnes expulsées). Après la fin de l’intervention militaire d’Israël à Gaza, cette ville pourrait servir de « terrain d’expérimentation » pour une telle représentation franco-allemande qui serait chargée d’appliquer la partie confiée aux deux pays d’un plan pour la reconstruction de ce territoire. Dans l’hypothèse un déploiement de troupes étrangères, la Brigade franco-allemande (BFA) pourrait assurer la sécurité de la population sur une partie substantielle de la Bande.

Parler de « Stratégie arabe » pour l’Union européenne comme on a fait pour la zone Indo-Pacifique serait très prématuré. Par contre, une « Algèbre arabe » (ie une structuration inclusive) impulsée par Berlin et de Paris serait opportune – dans le cadre d’une révision de la « Boussole stratégique de l’UE – après les élections européennes de juin 2024.

Il convient maintenant de dresser le bilan des atermoiements et des lâchetés, des illusions et des mensonges qui ont empoisonné les relations entre l’Europe et ses voisins du Sud de la Méditerranée. Le sauvetage des migrants menacés de noyade est une obligation morale, mais l’action humanitaire ne remplace pas les décisions politiques. De Tokyo à Mexico, d’Abuja à Brasilia, cette « montée en puissance » de l’UE susciterait l’intérêt bienveillant des Chancelleries.

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