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Politique européenne

Il y a 45 ans : l’Appel de Cochin

Sylvain Schirmann

Jacques Chirac et le Président Giscard d'Estaing, 14.07.1976 (Copyright MEAE)

6 décembre 2023

Le 6 décembre 1978, Jacques Chirac, alors maire de Paris, publiait une déclaration restée dans l’histoire sous la dénomination « Appel de Cochin », du nom de l’hôpital où le responsable politique était hospitalisé en raison d’un accident. Il est intéressant dans le contexte actuel d’en évoquer les conclusions.

Rédigé sur les recommandations de Marie-France Garaud et Pierre Juillet, deux proches conseillers de Jacques Chirac, ce texte marquait l’entrée en campagne de la formation gaulliste que dirigeait alors le maire de Paris pour les élections européennes (juin 1979). Il comporte de ce fait une critique véhémente de la politique européenne jusqu’alors suivie par le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing. Dans un réquisitoire très enlevé, on retrouve le thème de l’inféodation de la France à des intérêts étrangers : l’évolution de la Communauté conduit – également à travers l’élection européenne – à une fédéralisation du dispositif communautaire, à une marginalisation de la France et au final, à un « asservissement » des Français. Pour Jacques Chirac, la politique menée « par le parti de l’étranger » brade les intérêts français (allusion à peine voilée au Système monétaire européen qui sert davantage les intérêts allemands, à l’élargissement vers le Sud qui menace les agriculteurs français et à la coopération politique européenne qui limite la pleine souveraineté de la France). Le rapport Tindemans (7 janvier 1976), sans qu’il soit nommé dans le texte, apparaît entre les lignes de la déclaration. Celui- préconise en effet un renforcement de l’autorité de la Commission et des pouvoirs du Parlement européen. Le projet communautaire, aux dires de Chirac, se limite dès lors à « une zone de libre-échange favorable…aux intérêts étrangers les plus puissants », laissant ainsi les Français sans protection.

Un sursaut est nécessaire…mais dans la pure tradition gaulliste

L’Hôpital Cochin à Paris (Copyright Wikimedia Commons)

Que faire ? Là, également, Jacques Chirac esquisse des perspectives pour la France. Il renoue d’abord avec la pure tradition gaulliste. Il s’agit de défendre les intérêts nationaux en affirmant qu’aucune élection européenne ne peut réduire les attributions de l’Assemblée nationale, que la politique économique relève du ressort des autorités françaises et que Paris se doit d’avoir une politique étrangère propre car la France, du fait de son siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, a des responsabilités particulières. Cela suppose que l’Europe reste fondamentalement intergouvernementale, que l’économie n’en soit pas le seul fondement (l’Europe n’est pas « un empire de marchands »). Tout pas vers la supranationalité conduirait inexorablement au déclin. S’en suit, emboitant le pas au général de Gaulle, un appel « pour combattre les partisans du renoncement et les auxiliaires de la décadence ». En clair, un appel aux Français afin qu’ils portent leurs suffrages sur la formation gaulliste, seule capable, selon Chirac, d’enrayer le déclin du pays en s’opposant aux dérives européennes.

Eurosceptique…

Adversaires politiques, commentateurs et (quelques) historiens ont rangé cet appel dans la catégorie des textes eurosceptiques, voire antieuropéens. Il ne fait aucun doute que les arguments avancés par Chirac expriment nombre de critiques à l’adresse du processus de la construction européenne. Guère de doute non plus sur le fait que le maire de Paris ne souhaitait plus de transferts de nouvelles compétences à l’Europe. Il ne voulait pas de compétences accrues pour la nouvelle assemblée européenne élue au suffrage universel. Tout au long de l’appel, Chirac réaffirme la primauté de la France, et donc de la nation sur les intérêts communautaires : des thèmes qui ont fait, par le passé (CECA, CED par exemple), le bonheur des eurosceptiques, et qui ont continué à le faire par la suite.

…ou visionnaire ?

Mais le discours laisse également émerger une autre musique qui mérite d’être entendue dans le contexte actuel. Chirac y affirme son attachement à l’Europe : « favorables à l’organisation européenne, oui, nous le sommes pleinement. Nous voulons, autant que d’autres, que se fasse l’Europe ». Sur quels contours ? Le président du Rassemblement pour la République (RPR) parle alors d’une Europe souveraine. A ses yeux un marché européen (cette « Europe des marchands ») ne peut l’être. D’abord, parce qu’il sera soumis aux intérêts privés et aux grands compétiteurs non européens. Il est évident, qu’à l’époque, il songe aux États-Unis, au Japon et à quelques pays à bas coûts de production alors en plein émergence. La fédéralisation est également un obstacle à l’indépendance européenne, car si les intérêts de certaines nations (il pense bien sûr à la France) sont paralysés par ce système, les intérêts de l’Europe sont desservis. Si on oublie les nations, il n’y a pas de cohésion européenne possible et l’Europe, comme les nations, ira vers sa « vassalisation ».

Copyright Wikimedia Commons

Ce faisant, comment ne pas réfléchir à la question de l’indépendance et de la souveraineté de l’Union européenne aujourd’hui ? L’évolution récente a montré les limites de cette « Europe des marchands » dénoncée par Chirac. La pandémie et la dépendance énergétique soulèvent la question de l’indépendance économique de l’Europe. Être le bon élève de l’OMC ne tient pas ligne d’une politique souveraine en matière économique face à nos principaux concurrents, les mêmes qu’à l’époque, auxquels se sont ajoutés : la Chine, le Brésil, l’Afrique du Sud, la Corée. Eux ne font pas de la libéralisation et d’un code de la concurrence l’alpha et l’oméga de leurs politiques économiques. Les conflits gelés ou non qui se multiplient aux frontières de l’Europe, de l’Ukraine, en passant par le Caucase jusqu’au Proche-Orient, interrogent la capacité de l’Europe à s’affirmer sur la scène internationale. Peut-elle défendre une position européenne si, pour reprendre les termes de Chirac, certaines voix « sont excessivement sensibles aux voix d’outre-Atlantique ». On pourrait aujourd’hui ajouter la sensibilité de certains gouvernements aux voix chinoises, russes ou autres.

La question de la politique extérieure européenne est dès lors centrale. Mais celle-ci peut-elle exister sans une défense européenne – pas évoquée dans l’appel de Cochin – mais présente en filigrane, à travers l’appel à la souveraineté, qu’elle soit nationale ou européenne ?

Une nécessaire volonté politique

L’appel balaie ainsi des questions récurrentes et invite à les voir sous le prisme de l’indépendance des Européens. Faut-il ou non dépendre des États-Unis ? Jusqu’à quel point ? Ce rapport entre les deux rives de l’Atlantique ne peut être esquivé si l’on veut tendre vers la souveraineté européenne. Un marché uniquement ouvert conduirait à terme à renier son propre intérêt.

L’appel invite ainsi à ne pas considérer comme tabou le concept de politique économique (construire par exemple des géants européens) ou à envisager un protectionnisme garant d’indépendance dans des secteurs stratégiques. Aller vers une Europe souveraine conduit également à envisager la question de l’architecture institutionnelle européenne. Quelle est la forme la mieux armée pour favoriser cet objectif : la forme intergouvernementale ou communautaire ? L’expérience montre que les deux logiques peuvent paralyser cette quête. Déterminante reste toujours la volonté politique d’y aller !

Si la question de la souveraineté européenne n’a jamais été taboue en France, en témoignent encore les prises de position du président Macron, elle ne l’est plus non plus en Allemagne si l’on regarde le discours de Prague du chancelier Scholz. Restent aux deux États de trouver les convergences qui permettent d’en tracer le chemin !

L’auteur

Copyright Sylvain Schirmann

Professeur émérite, Sylvain Schirmann est ancien directeur de Sciences Po Strasbourg et du Centre d’excellence franco-allemand Jean Monnet.

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