Élargissement
« La France et à l’Allemagne doivent faire en sorte que l’Union soit prête pour l’élargissement d’ici à 2030 »
12 décembre 2023
Le Conseil européen des 14 et 15 décembre prochains décidera de l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Ukraine et la Moldavie. Nous en avons discuté avec Daniela Schwarzer, co-rapporteuse du groupe d’experts franco-allemands sur les réformes de l’UE.
dokdoc : Madame Schwarzer, quel regard portez-vous sur les relations franco-allemandes près de cinq ans après la signature du traité d’Aix-la-Chapelle ?
Daniela Schwarzer : l’Allemagne et la France entretiennent une relation complexe, qui n’est certes pas toujours simple mais qui est décisive pour l’Europe. Les grands bonds en avant ont presque toujours été suivis d’une crise de confiance. Le traité d’Aix-la-Chapelle plaide en faveur d’un approfondissement de la relation bilatérale. Outre le renforcement de la coopération en matière de sécurité et de défense, le texte annonce des initiatives en matière de coopération économique et culturelle et concernant la promotion des échanges de jeunes. L’approfondissement de la coopération parlementaire inscrite dans l’accord de 2019 et la création subséquente de l’Assemblée parlementaire franco-allemande sont également particulièrement importants. Ces avancées ne doivent toutefois pas masquer le fait que, dans de nombreux domaines, la relation est devenue plus compliquée. Les deux pays ne se sont pas consultés sur de nombreux dossiers de première importance, ce qui au final, a irrité nos partenaires européens et a dû réjouir Moscou et Pékin. Ça a par exemple été le cas du « Doppelwumms », le programme de stabilisation de 200 milliards d’euros décrété par la coalition « feu tricolore » durant la crise énergétique. Début 2023, le président Macron a promis la livraison de chars de combat à l’Ukraine sans en avoir discuté avec l’Allemagne alors même que cette dernière avait auparavant indiqué que de tels engagements ne pourraient être pris qu’après concertation entre alliés.
Les divergences de vues sur l’architecture future de l’UE sont encore plus importantes. Olaf Scholz et Emmanuel Macron se sont certes tous deux prononcés en faveur de l’élargissement, ils ne sont toutefois pas d’accord sur la façon dont celui-ci doit s’articuler avec le processus d’intégration. Le gouvernement allemand plaide en faveur d’un approfondissement linéaire de l’UE et préconise, notamment, l’extension du vote à la majorité ; le président français, lui, est favorable à une flexibilisation du processus d’intégration et à une coopération intergouvernementale renforcée. Il en va pourtant de la responsabilité de Paris et Berlin de travailler conjointement sur le dossier et d’y impliquer les autres partenaires de l’UE.
dokdoc : officiellement, le traité s’intitule « Traité sur la coopération franco-allemand et l’intégration. » Quels progrès ont été réalisés en matière d’intégration ?
Daniela Schwarzer : les choses semblaient bien engagées après la signature du traité : au printemps 2019, la France et l’Allemagne se sont partagées la présidence du Conseil de sécurité de l’ONU et ont développé un programme commun. Ça a été plus compliqué ces derniers temps compte tenu des tensions entre les deux pays notamment pour ce qui est des projets d’armement et des questions énergétiques. Le 60ème anniversaire du traité de l’Élysée, en janvier, était l’occasion de reprendre la main : il n’en a rien été. Il est néanmoins encourageant de voir que les cabinets de Macron et Scholz ont pris l’initiative de se réunir deux jours à Hambourg afin de discuter des défis communs. De telles rencontres sont importantes afin de restaurer la confiance. La coopération bilatérale s’est toutefois renforcée sur les questions en lien avec l’élargissement de l’UE, et ce malgré les différences que j’évoquais à l’instant. La France et l’Allemagne sont d’accord sur le fait que l’adhésion de nouveaux membres devra aller de pair avec des réformes internes et ce, afin de garantir la capacité de fonctionnement et d’action de l’UE.
dokdoc : en janvier, les ministres des Affaires européennes des deux pays, Laurence Boone et Anna Lührmann, ont chargé un groupe d’experts franco-allemand indépendant d’élaborer des propositions de réforme institutionnelle. Vous faites partie de ce groupe, avec onze collègues français et allemands, et avez récemment remis votre rapport. Pourquoi l’UE a-t-elle besoin de réformes ?
Daniela Schwarzer : La question de l’élargissement figure à nouveau tout en haut de l’agenda européen. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, nombreux sont ceux qui la considèrent comme une nécessité géopolitique. Huit pays ont actuellement le statut de candidat à l’adhésion, le Conseil européen l’ayant récemment attribué à l’Ukraine et à la Moldavie. La situation géopolitique plaide certes en faveur de l’élargissement, l’UE n’est cependant pas prête à accueillir de nouveaux membres. Ses institutions et mécanismes décisionnels n’ont pas été conçus pour un groupe de plus de 30 pays. Nous voyons déjà les difficultés auxquelles les 27 sont confrontés lorsqu’il s’agit de décider à l’unanimité : cela empêche de gérer efficacement les crises et de prendre des décisions stratégiques. Une difficulté supplémentaire est que l’UE ne parvient pas à faire respecter le principe de l’État de droit. Elle est en conflit ouvert avec la Hongrie et la Pologne concernant les normes fondamentales en vigueur au sein de l’Union.
dokdoc : comment s’est déroulée la coopération au sein du groupe ? Y a-t-il des sujets sur lesquels il vous a été particulièrement difficile de vous accorder ? Dans quelle mesure les intérêts nationaux ont-ils joué un rôle dans la formulation de vos recommandations ?
Daniela Schwarzer : nous avons travaillé en toute confiance. Il était important pour nous que tous les sujets soient traités par une équipe composée d’au moins un Français et un Allemand. Nous avons eu des échanges controversés mais nous n’avons pas eu de désaccords de fond qui auraient pu être justifiés par une ligne de démarcation nationale. Les désaccords, s’il y en a eu, ont pu être heureusement résolus par des discussions approfondies. Je tiens également à souligner que notre groupe a travaillé en toute indépendance. Ni le gouvernement allemand ni le gouvernement français n’ont influencé nos recommandations. Certaines d’entre elles ne sont certainement pas de leur goût, notamment parce que nous avons tenu à prendre en compte les intérêts des petits États.
dokdoc : à quelles conclusions êtes-vous parvenus ? Comment une UE à 30 et plus peut-elle fonctionner et que faut-il changer pour que le prochain élargissement soit un succès ?
Daniela Schwarzer : notre thèse est que l’élargissement doit se faire parallèlement à l’approfondissement : élargir sans avoir procédé au préalable à un examen approfondi du fonctionnement interne de l’UE doit être absolument évité. Si l’Europe doit s’élargir pour des raisons géopolitiques, alors seulement si cela la rend réellement plus forte et lui permet de décider plus facilement. Nos propositions visent au moins l’un des trois objectifs : renforcer l’État de droit et la légitimité démocratique, accroître la capacité d’action de l’UE et préparer le prochain élargissement. Compte tenu de l’importance de l’État de droit au sein de l’UE, nous recommandons que le respect de cette norme, à laquelle, du reste, chaque État-membre s’est engagé, ne soit en aucun cas négociable et que les mécanismes mis en place pour en garantir le respect soient renforcés. Notre rapport s‘interroge également sur la manière de préparer les institutions de l’Union et ses processus décisionnels à l’élargissement. Afin de préserver la capacité d’action du Parlement en cas d’élargissement à dix nouveaux membres, nous recommandons de maintenir le nombre de députés à 751 et de ne faire grossir davantage le Parlement. S’agissant des processus de décision au sein du Conseil des ministres, nous sommes d’avis que la majorité qualifiée devrait remplacer l’unanimité et ce, avant même le prochain élargissement.
dokdoc : les débats sur les réformes institutionnelles de l’Union vont s’accélérer dans le contexte des Européennes. Viendra ensuite le temps de l’action. Celui-ci sera néanmoins de courte durée car les élections allemandes auront lieu un an plus tard. Dans quels domaines l’UE peut-elle avancer et quel rôle l’Allemagne et la France peuvent-elles jouer ?
Daniela Schwarzer : notre rapport montre qu’il est nécessaire d’améliorer la façon dont fonctionne l’UE et ce, dès maintenant. C’est pourquoi nous faisons la distinction entre mesures à court terme et mesures à moyen terme. S’agissant du court terme, nous proposons des mesures pouvant être mises en œuvre avant même les élections européennes et dans le cadre des traités. Celles-ci visent à poser les jalons du prochain cycle institutionnel. Le passage au vote à la majorité qualifiée dans certains domaines en est une : la base juridique nécessaire existe déjà. Le renforcement et la mise en œuvre plus cohérente des instruments permettant de protéger l’État de droit en est une autre. Les réformes plus importantes, y compris celles exigeant une modification des traités, devraient être réalisées durant la prochaine législature. Cela concerne par exemple la limitation de la règle de l’unanimité ou bien encore l’adoption d’un nouveau mécanisme de répartition des sièges au Parlement. Le fait est qu’après un élargissement, les réformes sont plus difficiles, voire même improbables. C’est pourquoi il est nécessaire de profiter de la dynamique actuelle et de l’associer à un approfondissement de l’UE. En décidant de former un groupe d’experts, la France et l’Allemagne ont apporté une contribution importante à ce processus. Aux deux pays de travailler maintenant main dans la main pour que les chefs d’État et de gouvernement s’engagent à ce que l’Union soit prête pour l’élargissement d’ici à 2030.
dokdoc : quels sont les plus grands défis pour nos deux pays ?
Daniela Schwarzer : le danger le plus immédiat pour la France, l’Allemagne et le reste de l’Europe émane de la guerre brutale de Poutine en Ukraine. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la paix et la stabilité au sein de la zone euro-atlantique n’ont jamais été à ce point menacées. L’OTAN n’exclut plus une attaque de la Russie contre l’Alliance. À cela s’ajoutent les incertitudes liées aux États-Unis et à une possible réduction drastique, voire une suppression, du soutien que le pays apporte à l’Ukraine : cela inquiète nos deux pays et met l’Europe sous pression. L’Allemagne et la France n’ont jusqu’à présent pas réussi à jouer un rôle de leader dans le contexte de la Zeitenwende. Cela tient également au scepticisme que de nombreux gouvernements d’Europe centrale et orientale éprouvent à l’égard des deux pays. Ils leur reprochent de ne pas avoir fait assez pour dissuader Poutine après l’annexion de la Crimée, notamment dans le cadre du Format Normandie, et, plus généralement, d’avoir maintenu une trop grande proximité avec la Russie.
dokdoc : Il y a quelques jours, le parti populiste de droite PVV, un parti qui plaide explicitement en faveur d‘une sortie des Pays-Bas de l’UE, a remporté les élections législatives. Les populistes de droite de toute l’Europe, Le Pen, Orban, Salvini, Weidel, ont salué le triomphe de Wilders. Restez malgré tout optimiste ?
Daniela Schwarzer : les nationalistes et les populistes influencent de plus en plus efficacement les discours sur l’avenir de l’Europe. Ils exploitent habilement les peurs afin de détruire notre culture du consensus et d‘approfondir les tensions sociales. Ils brouillent les frontières entre démocratie libérale et illibérale et repoussent de plus en plus les paramètres de nos débats sociaux et politiques. Cela nous inquiète fortement notamment parce qu’en 2024, nous aurons au moins sept élections nationales en plus des élections européennes. Les élections du mois d’octobre en Pologne ont néanmoins été un signe fort d’espoir : les électeurs polonais se sont rendus aux urnes en nombre record afin de mettre un terme au démontage de la démocratie et de l’État de droit. À rebours du pessimisme ambiant et après une campagne électorale toxique, ils ont prouvé à l’Europe qu’il est possible de stopper la marche des forces populistes de droite et anti-européennes et que la survie de la démocratie est un combat qui mérite d’être mené.
dokdoc : Daniela Schwarzer, je vous remercie pour cette interview.
Interview : Landry Charrier
L’auteure
Daniela Schwarzer est membre du conseil d’administration de la Fondation Bertelsmann depuis mai 2023 et professeur honoraire de sciences politiques à l’Université libre de Berlin. Auparavant, elle a dirigé les Open Society Foundation en Europe et en Asie centrale et a été directrice de la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (2016-2021). Elle a enseigné à l’Université de Harvard en tant que professeure invitée, a dirigé le groupe de recherche sur l’Europe de la Fondation Stiftung und Wissenschaft (SWP) et a été membre du conseil d’administration du German Marshall Fund of the United States. En 2020-2022, elle a été conseillère spéciale du Haut Représentant de la Commission européenne Josep Borrell et en 2023, co-rapporteuse du groupe de travail franco-allemand sur la réforme de l’UE. Son dernier livre, « Krisenzeit – Sicherheit, Wirtschaft, Zusammenhalt », a paru en septembre 2023 aux éditions Piper.
Pour aller plus loin
Rapport du groupe indépendant d’experts franco-allemands sur les réformes de l’Union européenne : https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/la-france-et-l-europe/evenements-et-actualites-lies-a-la-politique-europeenne-de-la-france/actualites-europeennes/article/rapport-du-groupe-independant-d-experts-franco-allemands-sur-les-reformes-de-l.