Appropriation culturelle, wokisme, cancel culture
Politiquement correct
2 octobre 2022
Depuis des mois, les médias allemands se font l’écho de plus en plus fréquemment d’épisodes ubuesques, tous connectés à des phénomènes qualifiés d’appropriation culturelle, de wokisme ou de cancel culture.
Invitée à chanter à l’occasion d’une manifestation pour la protection de la nature, la chanteuse Ronja Maltzahn a dû faire face à une inattendue annulation de son concert en mars 2022, car les organisateurs s’étaient rendu compte, un peu tard, que la jeune femme portait des dreadlocks. Ce qui pour certains est inconcevable, lorsque l’on est blanc.
Selon eux, porter des dreadlocks quand on est blanc relève de « l’appropriation culturelle » et est donc inconcevable voire inadmissible.
Ainsi et sous la pression, le concert fut annulé. Certes, une solution avait été finalement proposée à la jeune chanteuse aux dreadlocks : qu’elle se coupe les cheveux !
Le ridicule ne tue pas
Ces actualités en Allemagne s’inscrivent en droite ligne d’événements qui ont eu lieu dans nombre de pays occidentaux dont l’Histoire a été traversée par des communautés diverses (États-Unis, Royaume uni, France, Belgique…).
Comme beaucoup de bornes de la culture occidentale populaire et sociale, tout a commencé dans les années 60 et 70 aux Etats-Unis.
A cette époque la minorité noire s’organise et revendique ses droits civiques. Mais pas seulement. Déjà certains intellectuels noirs font remarquer que de larges pans de la culture WASP (White Anglo-Saxon Protestant) sont imprégnés par des éclats de la culture afro-américaine sans que leurs auteurs n’aient jamais été reconnus, remerciés voire rémunérés.
Exemple : pendant longtemps et pour beaucoup de noirs, le grand Elvis Presley était le symbole de cette appropriation culturelle, lui qui avait repris un titre blues de la grande chanteuse noire, Big Mama Thorton « Hound Dog » pour se faire connaître ; il continua ensuite en singeant sur scène les gestuelles des jeunes noirs qui dansaient dans les clubs qu’il fréquentait en cachette (cf. le film Elvis Presley).
A la fin des années 60, une fois la communauté noire reconnue péniblement dans ses droits, le cheminement intellectuel afro-américain sur ce sujet se poursuit et réclame que son Histoire et sa culture soient respectées (un cheminement intellectuel qui s’est également opéré aux États-Unis dans d’autres communautés notamment les cultures amérindiennes).
Vigilance et éveil politique
Ainsi tout ce qui pourrait être dans les comportements du système majoritaire et blanc, considéré comme irrespectueux envers les noirs, leur culture ou leur Histoire, doit être dénoncé (cf. l’article Qui a peur de l’homme noir ?). Les femmes et hommes noirs doivent donc faire preuve de vigilance et d’éveil politique, être woke, être éveillé – ce qui est d’abord faire preuve d’une certaine conscience politique (dont le langage épicène).
Cette revendication politique va prendre une consistance différente aux Etats-Unis le 25 mai 2020 avec la mort de George Floyd et ensuite d’autres femmes et hommes noirs, qui vient confirmer un racisme systémique de la police et de la justice dans la société américaine (cf. le documentaire de Ava Duvernay, the 13th, bande-annonce sur youtube).
Un fort mouvement culturel (des livres, des films) appuie ce courant qui réclame un meilleur traitement des noirs aux États-Unis.
Des activistes demandent à ce que racisme visible ou passif de la société américaine soit dénoncé, vilipendé et boycotté lorsqu’il est repris dans des faits ou dans la célébration de personnages historiques au passé esclavagiste ou trouble.
Le mouvement #MeToo téléscope un autre courant de dénonciation de délits et d’agressions sexuelles ; d’autres revendiquent une affirmation des genres et de nouvelles identités (LGBTQIA+) qui demandent le droit de vivre librement.
Tous ces courants se croisent, se mêlent, s’alimentent les uns aux autres pour au final employer les mêmes moyens d’actions : dénonciations, ostracisassions et boycotts violents (cancel culture, la culture de l’annulation) des personnes, entreprises ou hommes et femmes publiques ayant eu des comportements jugés inadmissibles concernant la race, les femmes ou le genre.
Revendications médiatisées
Ces prises de conscience en appellent d’autres et se propagent dans de nombreux pays partout dans le monde : Angleterre, Belgique, France, Allemagne… Cependant, partout où des populations issues de l’immigration viennent irriguer les pays occidentaux à Histoire coloniale, ces revendications sont plus médiatisées et font souvent l’actualité.
En Allemagne, en France et ailleurs, des statues de personnages publics au passé esclavagiste sont déboulonnées ; en Belgique des activistes exigent des autorités le même traitement pour tous les personnages historiques au passé trouble, jugés racistes et présents dans l’espace public ; en Allemagne, les débats sont plus timides et moins violents qu’en France (voir encadré) mais existent.
On se pose des questions concernant l’appropriation culturelle : une femme blanche peut-elle ouvrir un salon de coiffure dédiée aux coiffures afro ? Doit-on ou non débaptiser à Berlin la rue des Maures Mohrenstraße ? (Ce qui a été fait : elle s’appelle désormais Anton-Wilhelm-Amo-Straße ; Anton Wilhelm Amo est le nom du premier universitaire noir en Allemagne).
Mais c’est plutôt le genre qui interroge et crée des polémiques. Une conférence scientifique sur le sujet qui devait avoir lieu à l’université de Humboldt est annulée. L’intervenante, Marie Luise Vollbrecht une jeune biologiste avait écrit un article jugé discriminatoire ; selon elle, il n’existe que deux genres biologiques, le masculin et le féminin… L’article est perçu comme attaquant les personnes transgenres. L’université annule la conférence pour « des raisons de sécurité » ; toutes les personnes ou institutions plus ou moins proches de la scientifique sont suspectées, voire vilipendées. De plates excuses sont publiées par l’université et par le groupe média dont l’un des journaux avait édité des écrits de la doctorante en biologie.
Un débat tronqué, passionné et violent
Pascal Reine-Adelaide
Tout est devenu woke ou presque. Tout est cancel culture dès lors qu’une revendication se fait l’écho d’un fait jugé plus ou moins admissible par une communauté (de race, de genre…) et vient hystériser davantage encore l’actualité des médias.
Finalement, les termes ainsi employés et vidés de leur sens, disqualifient les causes de ces revendications ainsi que les hommes et les femmes qui les portent. Encore, les débats violents engendrés par les prises de positions des uns et des autres sur ces sujets tournent parfois au quasi affrontement physique. Les médias sociaux, miroirs déformants des passions, sont ainsi le théâtre de joutes violentes, acharnées, racistes, et loin de dialogues raisonnés et intelligibles.
Pire, des « dialogues » ne sont plus possibles. C’est la fin du forum hellénique et la victoire des conversations de comptoirs, des « punchlines » qui font effet. Les faits historiques sont déformés, les insultes (« fascistes ! », « racistes ! », « sexistes ! »…) et les approximations en tous genres se répondent.
Électrisation du débat
Whoopi Goldberg va ainsi consterner la communauté juive et particulièrement en Allemagne lorsqu’elle prétend que la Shoah n’était pas un problème de race, mais plus un fait d’inhumanité de « gens méchants envers d’autres gens ». Ses excuses ne suffiront pas à atténuer le mal produit dans la comparaison qu’elle souhaitait alors faire avec le peuple noir confronté à l’esclavage de masse.
Il faut certes se poser la question de la présence de personnages ou de faits historiques racistes dans les espaces publics, que ce soit Colbert en France ou la Mohrenstraße à Berlin. Mais il ne faut pas interdire à une femme blanche de porter des dreadlocks.
La France woke
En France, le wokisme, la cancel culture et le mouvement #MeToo ont également animé un grand nombre d’épisodes de l’actualité intellectuelle et médiatique des années passées.
Les exemples sont légion dans lesquels les identités sont exacerbées au travers de manifestations qui réclament toutes une forme de reconnaissance.
Blackface
En 2017, la star de football Antoine Griezmann publie un selfie sur lequel on le voit grimé en basketteur noir, avec perruque et cirage noir sur le visage. Ce « blackface »ne passe pas. La réprobation est violente mais brève ; l’erreur avouée lui sera pardonnée. Le blackface était entre autres utilisé aux 18e et 19e siècles par des artistes blancs pour imiter ou singer les hommes ou comédiens noirs.
Quelques années plus tard, la France replonge dans un nouveau psychodrame, cette fois plus important. En mars 2019, un collectif de personnes d’ascendance africaine décide de boycotter une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, qui devait avoir lieu à la Sorbonne. Prétextant l’utilisation par les comédiens blancs de la pièce, de masques noirs, ce collectif demande l’annulation de la représentation et bloque l’accès à la salle pour dénoncer ici le blackface.
#MeToo
Plus tard, en plein mouvement #MeToo, c’est Roman Polanskiqui est au centre d’un débat passionné autour de la sortie en 2019 de son film J’accuse. Malgré d’anciennes accusations de viols à son encontre, certains médias et surtout l’Académie des César soutiennent le film. L’actrice Adèle Haenelquitte théâtralement la cérémonie publique de remise des prix en 2020 pour marquer sa désapprobation et crée ainsi la polémique en dénonçant une corporation qui protège Polanski et par là même des comportements de viols et de domination masculine dans le cinéma (cf. le texte de Virginie Despentes sur le sujet : C’est terminé, on se lève et on se casse ; compte-rendu de lecture dans Libération).
Cet évènement venait s’insérer dans un fort mouvement féministe en France, qui sous le couvert d’un #MeToo à la française voyait un grand nombre de femmes, avouer avoir été victimes de délits ou crimes sexuels. La France découvrait alors que des stars qu’elle adulait depuis des décennies étaient parfois aussi des délinquants sexuels… Patrick Poivre d’Arvor, vedette de la télévision française faisait les frais de ces révélations.
Confessions
Le 16 octobre 2020 un professeur, Samuel Paty est assassiné, puis décapité, par un jeune homme de confession musulmane qui lui reprochait d’avoir montré à une jeune élève, elle aussi de confession musulmane, des caricatures de Mahomet.
L’événement affecte toute la France ; l’incompatibilité de la religion musulmane avec le mode de vie républicain, laïc, français refait débat… ; l’événement rattrape les anciennes polémiques sur le voile, le burkini. Sous couvert de culture woke ou de cancel culture, les électeurs ou partis de gauche sont accusés de laxisme et de complaisance envers les islamistes.
Ils sont d’abord qualifiés d’islamo-gauchistes par les partis d’extrême-droite avant que le terme ne soit repris par une grande partie de la classe politique et notamment par les ministres d’État Blanquer, Darmanin et Vidal.
Le gouvernement promet de lutter contre ce phénomène et de nettoyer les universités qui seraient gangrenées par ce « virus » de l’islamo-gauchisme, de culture woke et de cancel culture. Des intellectuels font remarquer en vain que les termes sont flous, que ces concepts ne sont pas établis.
Polémiques
Sur les plateaux des chaînes d’information, la polémique grossit, les médias prennent position, des pétitions contradictoires de centaines d’intellectuels sont diffusées. Le débat gagne toute la société. Etes-vous woke ou non ? Certains sont traités de fascistes, d’autres de racistes, de communautaristes.
Un grand colloque au sujet, « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », est donné en janvier 2022 dans l’université de la Sorbonne. Tous les anti wokisme, anti cancel culture sont présents, y compris le ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer, pour dénoncer « ces plaies dans l’enseignement français et la culture française ».
Les enquêtes sont abandonnées ; suite à un remaniement, les ministres changent : Jean-Michel Blanquer est remplacé par Pap Ndiaye (voir la passation de pouvoir sur youtube) qui dénonçait, lorsqu’il n’était pas encore ministre, le manque de sérieux des accusations de wokisme ou de cancel culture prononcées contre l’université.